Dans le débat plus que centenaire sur l’individualisme, on oppose classiquement l’individu et la société. Mais quel que soit le rapport que l’on tente d’établir entre l’un et l’autre, il y a une évidente dissymétrie dans cet exercice : l’individu existe, pas la société. Ce que l’on appelle « société », c’est en réalité un enchevêtrement d’appartenances diverses, dont les fonctions et les relations ne sont pas les mêmes. Et il y a bien des manières de « faire société », rien ne démontre que « mes » sociétés sont les mêmes que les vôtres : si vous êtes mon voisin, nous partageons certainement l’obéissance à un Etat, probablement quelques règles basiques de comportement dans un espace public, mais rien ne dit qu’il existe d’autres intersections entre nos existences.
Le processus moderne d’individualisation résulte de la primauté de certaines formes de socialisation, et non pas d’un retrait de l’individu de la société, comme on se le représente encore trop souvent. Si l’on reprend la typologie proposée par Max Weber, il existe quatre formes de l’action : traditionnelle, affectuelle, rationnelle par valeur, rationnelle par finalité. Les trois dernières sont en progression constante par rapport à la première, et ce sont elles qui produisent l’individualisation : au lieu de recevoir et reproduire des habitudes (mode traditionnel), l’individu interagit avec d’autres par ses émotions (mode affectuel), ses convictions (mode rationnel par valeur) ou ses intérêts (mode rationnel par finalité). Comme les individus divergent spontanément par ces émotions, valeurs ou intérêts, soit parce qu'ils ne les éprouvent pas de la même manière, soit parce qu'ils ne les placent pas dans les mêmes objets, ils n’ont pas de raison particulière d’aller au-delà d’un minimum social commun, souvent perçu de manière purement fonctionnelle ou instrumentale, leur socialisation maximale étant réservée à des groupes divers exprimant et renforçant tel ou tel aspect de leur identité.
Toute adhésion à un collectif passe alors par une négociation de ces penchants individuels, c’est-à-dire qu’aucun collectif ne peut prétendre s’imposer à l’individu s’il ne se montre séduisant (ordre affectuel), convaincant (ordre rationnel par valeur) ou intéressant (ordre rationnel par finalité). Et dans cette dernière phrase, le fait de « se montrer » a bien sûr son importance, car les représentations colectives sont elles-mêmes devenues divergentes et concurrentes à mesure que les outils d’information et de communication se développaient et façonnaient les mentalités individuelles.
L’impact à venir de l’Internet résidera dans cette mutation, sélection et adaptation permanentes des formes de socialisation. Le réseau global n’est pas simplement un média parmi d’autres, encore moins un hypermaché : en connectant les personnes sans passer par d’autres médiations que lui-même, il devient le nouveau terrain de convergence et de compétition des collectifs en vue d’agréger les individus, la porte d’accès à toutes les expériences en cours dans le monde, la matrice d’attraction-répulsion exprimant les identités et produisant les différences, la zone de libre-échange des émotions, des convictions et des intérêts, la couveuse de tous les projets formés par et pour les individus.
Illustration : Dancing in Peckham (1994), Gillian Wearing.
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