Thèse 1 : Les capacités de l’esprit sont réductibles à leur dispositif matériel, c’est-à-dire à leur organisation moléculaire (gènes, protéines) et cellulaire (neurones, glies, modules et réseaux fonctionnels). Les fonctions végétatives, émotives et cognitives, situées dans le système nerveux central et périphérique, varient d’un individu à l’autre en fonction de sa constitution biologique et de son interaction avec le milieu. L’enjeu des neurosciences au cours de ce siècle est la construction d’une théorie unifiée de l’esprit, du gène au comportement en passant par les inputs de l’environnement. Cet enjeu est descriptif : comprendre le fonctionnement de l’esprit-cerveau, déchiffrer le code neuronal comme on a déchiffré le code génétique. Il est aussi transformatif : modifier les états conscients et inconscients, l’humeur, la mémoire, l’intelligence, agir sur les modes de perception et de cognition.
Thèse 2 : Après sa phase urbaine, artisanale, terrienne et coloniale (env. 1600-1750), puis sa phase nationale, industrielle, banquière et commerciale (env. 1750-1970), le capitalisme est entré dans un troisième âge global, numérique, technoscientifique et cognitif. L’ensemble des activités précédentes restent en place, et continuent même de s’étendre aux pays en voie de développement, mais la dynamique des hommes et des capitaux, la différenciation et la compétitivité des acteurs (privés ou publics), la création de la valeur d’échange ou d’usage ne procèdent plus centralement de la transformation de matière par le travail physique ou mécanique. L’accent se porte désormais sur l’innovation, la créativité, la connaissance, l’immatériel, le symbolique, la flexibilité d’adaptation (aux normes, aux besoins, aux désirs), la gestion intelligente des réseaux, des flux et des stocks, la maîtrise de l’information. L’esprit devient le facteur clef de la création de valeur comme de la division du travail.
Thèse 3 : La transition vers le troisième âge du capitalisme rend progressivement caduques les critiques socialistes fondées sur les anciens modes de production. La nouvelle ligne de fracture n’oppose plus les bourgeois et les prolétaires, ou les spéculateurs et les travailleurs, mais les inclus et les exclus. Ces derniers se définissent comme l’ensemble des individus décrochant de la phase cognitive du capitalisme : pour une raison ou une autre, ils n’ont pas ou plus la capacité de s’adapter à la complexité croissante du monde commun, ce qui se traduit par l’isolement, la précarité, la pauvreté ou la violence. Du fait de sa définition négative (par la non-participation et le retrait) et de son caractère hétéroclite, cette classe n’est pas un acteur politico-historique comme le fut le prolétariat. Son intégration (à la nouvelle échelle planétaire) sera l’une des problématiques centrales de ce siècle, avec diverses options se dessinant déjà (par exemple, l’acceptation d’une sous-classe plus ou moins entretenue dans son exclusion et survivant de manière informelle à la périphérie, ou la transformation neurotechnique par les nouvelles capacités de manipulation du cerveau). Il serait illusoire de (faire) croire que tous les humains ont la même disposition innée à intégrer un système fondé sur l'exploitation intensive des capacités cognitives.
Thèse 4 : La transition vers le troisième âge du capitalisme rend également caduques les critiques écologistes fondées sur les limites de la croissance. Il existe bien entendu des limites matérielles et énergétiques à l’extension en cours du second capitalisme industriel, ainsi que des effets négatifs de cette extension sur la biosphère et l’écosphère. Mais la crise représentée par ces limites et ces dégradations est justement l’une des causes et donc l’un des moteurs de la transition capitalistique vers l’âge cognitif, au lieu d’en être un frein. La maîtrise de l’information dépasse largement le cadre des NTIC, elle inclut aussi bien la manipulation de l’information nichée au cœur de la matière vivante (biotechnologies) et inerte (nanotechnologies) en vue de créer de nouvelles ressources alimentaires, de nouveaux matériaux, de nouvelles sources d’énergie. Parce qu’il est d’emblée globalisé et conscient des limites de la révolution industrielle, le nouvel âge capitaliste pose la gestion de la Terre comme son horizon, et accepte l’idée d’intégrer des normes sanitaires, environnementales ou climatiques à cette gestion. Les crises du capitalisme industriel seront des accélérateurs du capitalisme cognitif selon un processus déjà bien rodé de destruction créatrice et d'émergence de grappes d'innovations.
Thèse 5 : Les réactions ou résistances identitaires (ethniques, nationales, religieuses) ne seront pas plus efficaces contre le capitalisme cognitif qu’elles ne le furent pour le précédent. Le recours à une identité collective protectrice ou stabilisatrice est un réflexe sporadique que l’on continuera d’observer (nationalismes, intégrismes), démographiquement alimenté par les exclus (thèse 3) et symboliquement nourri par leurs meneurs. Mais une identité collective se définit comme l’ensemble cohérent des codes et symboles partagés par un groupe d’individus, faisant sens dans une interprétation commune du monde, connaissant une évolution lente (intergénérationnelle). Or, le capitalisme cognitif disloque précisément le cœur de ce processus, ce que l’on peut aisément observer avec les nouvelles générations dont le cerveau a été irrigué par les industries des médias, des loisirs, du divertissement et de la pop-culture en général. Il n’y a aucune raison que les nouveaux entrants dans le capitalisme globalisé échappent au phénomène. L’émergence continuelle de tribus, sectes, communautés, métissages (voire nouveaux grands récits à vocation universelle répondant à des quêtes de sens non réductibles à la rationalité critique) ne sera ni comparable aux anciennes identités collectives, ni opposables au capitalisme cognitif, qui en est au contraire un co-générateur.
Thèse 6 : Le développement rapide d’Internet est la matérialisation et la préfiguration de ce nouvel âge cognitif du capitalisme. Internet est un métasystème de stockage et traitement de l'information alimenté par des cerveaux et des robots - qui sont eux-mêmes des systèmes de stockage et de traitement de l’information. Il préfigure la réticulation généralisée du monde, c’est-à-dire l’interconnexion au réseau global de tout ce qui est émetteur d’une information numériquement lisible (calculable). Les humains y seront minoritaires puisqu’au cours de ce siècle, l’essentiel des nouvelles connexions à ce réseau concernera des objets (des nanonpuces au cœur de la matière jusqu’aux satellites de l’espace) permettant l’observation et le contrôle du réel en temps immédiat. Un des principaux enjeux internes de ce réseau global est la mise au point de systèmes d’intelligences artificielles capables d’ordonner une masse exponentielle d’informations, dépassant les capacités de traitement de la simple somme des cerveaux individuels. Un des principaux enjeux externes sera l’interfaçage avec la matière inerte (par exemple, des micro-usines intégralement automatisées) ou vivante (par exemple, l’homme et son système nerveux).
Thèse 7 : Le cerveau devient une force de travail et une matière première (pour la production) en même temps qu’une cible (pour la consommation). La production s’adresse aussi bien à la rationalité qu’à la sensibilité, les passions, les émotions et les désirs du plus grand nombre étant le ferment de la motivation à participer au système et à accepter ses extensions. Au sein des inclus, la division cognitive du travail distingue les manipulateurs de concepts, organisateurs d’informations, créateurs de tendances, inventeurs de process, fondateurs de réseaux, producteurs de connaissance à ceux qui n’en sont que les consommateurs – les neuro-actifs et les neuro-passifs, ou plutôt une échelle d'intensité de la neuro-activité définissant un statut de reconnaissance, de réputation et d'attention. Mais à cette division verticale s'ajoutent des multitudes de communautés horizontales fondées sur l'intelligence collective et participative. Les principales oppositions au sein de l’élite cognitive concerneront l'universalité d’accès au réseau, la gratuité, les droits de propriété, la protection de la vie privée, la liberté d’opinion et d’expression, l’organisation de l’éducation, les modifications de l’homme – autant de domaines où l’on voit déjà émerger des oppositions socialistes ou anarchistes au pur principe de profitabilité guidant le capitalisme, ainsi que des conflits moraux non réductibles.
Thèse 8 : Il est peu probable qu’au cours de cette évolution l’individu et l’humanité conservent le sens que nous leur donnons encore aujourd’hui. La définition de l’identité individuelle (un état à peu près stable de conscience, de mémoire et de personnalité) est problématique dès lors que ses différents éléments constitutifs se trouvent fragmentés, partagés, effaçables, extensibles, modulables ou modifiables. La définition de l’espèce humaine est tout aussi problématique dès lors que chacun de ses membres a la possibilité de varier les éléments biologiques, psychologiques et symboliques constitutifs de cette espèce (ou bien de refuser cette variation, donc de voir s’éloigner les Mutants qui l’acceptent). La plupart des éléments cognitifs par lesquelles on pensait jusqu’alors la condition humaine (esprit, pensée, langage, conscience, désir, émotion, passion, mémoire, goût... bref, toutes les propriétés cérébrales) changent de sens dès lorsqu’ils se trouvent objectivés, qu’ils entrent dans le domaine du choisi et non plus du donné, qu’ils sont transformables de telle que sorte qu’une gamme diverse et non plus commune de perceptions du réel s’instaure. Un épisode de l’évolution humaine commence ainsi se refermer, mais il était finalement très récent à l’échelle de cette évolution, ne datant que du Néolithique (environ 10 000 ans BP) : auparavant, on sait que plusieurs espèces humaines cohabitaient et vivaient en groupes nomades sillonnant la planète. Au-delà du capitalisme cognitif, la fusion à venir des évolutions biologiques et technologiques représente une phase nouvelle du vivant sur Terre ; l’homme sera sujet et objet de cette expérimentation.
A lire :
Bard Alexander, Ian Söderqvist (2008), Les Netocrates. Une nouvelle élite pour l’après-capitalisme, Paris, Léo Scheer.
Boutang Yann Moulier (2008), Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam (éd.).
Hunt Earl (1995), Will We Be Smart Enough? A Cognitive Analysis of the Coming Workforce, New York, Russell Sage Foundation.
Kamolnik Paul (2005), The Just Meritocracy, IQ, Class Mobility and American Social Policy, New York, Praeger.
Lynn Richard, Tatu Vanhanen (2002), IQ and the Wealth of Nations, New York, Praeger.
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5 commentaires:
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À propos de la thèse 1 :
Pouvons-nous vraiment affirmer que les capacités de l’esprit sont réductibles à leur dispositif matériel ?
Pouvons-nous oublier que l'essence de l'humain n'est pas dans l'Acquis seul, pas plus qu'il n'est dans l'Inné seul ?
Ne sommes-nous pas forcés de réfuter toute réduction risquant de réfuter cet indissociable qu'est l'Inné-Acquis ?
Le morcellement nécessaire à tout exploration du monde ne risque-t-il pas de nous donner une raison de dissocier cet indissociable ?
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L'acquis me semble tout aussi matériel que l'inné. A la base, la capacité à acquérir est encodée dans le cerveau (par exemple, un certain décryptage des longueurs d'onde émises par la matière donnant une certaine vision). L'acquisition elle-même fait bien sûr intervenir le milieu ou l'interface inné-acquis si vous voulez. Mais si vous êtes aveugle, daltonien, myope, etc. de naissance, la même réalité physique ne produit pas la même représentation mentale.
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Je l'entends bien ainsi moi-même et c'est le point de vue que je défends face à ceux qui pensent l'humain sur la seule valeur de l'acquis.
Mais le fait de ne le penser que sur la seule valeur de l'inné ne risque-t-il pas de conduire à une erreur inverse de celle qui est largement commise de nos jour par la multitude pensant que tout est acquis ?
Pour parler d'un cas limite, l'humain est une mécanique, au sens large du terme, et la technoscience nous permet de penser une telle mécanique sous l'angle d'une perfection. Mais si une telle mécanique est un jour parfaite et qu'on la place dès sa naissance dans un environnement nul en stimulis, il est également évident que l'humain adulte ainsi obtenu un jour sera parfaitement nul.
La capacité à acquérir est encodée dans le cerveau, mais que vaut un cerveau à qui a été refusé tout objet ?
En fait, nous pourrions voir le problème sous le même angle que celui de la poule et de l'oeuf, qui a été résolu par la science. L'inné, c'est l'oeuf, et l'acquis, c'est la poule.
Toute perfection de l'inné ne devrait-il pas se dérouler en parallèle avec une perfection de l'acquis même si le premier précède le second, (tiens, c'est drôle, ce que je dis là...). Un humain parfait à sa naissance ne devrait-il pas être soumis par la suite à un environnement parfait.
Reste évidemment dans ce contexte à définir la perfection dans les deux domaines, inné comme acquis. Nous pouvons envisager cette perfection sous l'angle d'une progression, sous l'angle d'un "Will-zur-quelque-chose", c'est-à-dire d'une "Volonté-de-ou-vers-quelque-chose". Le surhumain du vieux fou de Turin n'est pas loin, et c'est très bien comme ça ...
Pensons ce quelque chose, mais en le débarrassant de tout risque de morcellement inné-acquis, proposerais-je. C'est dit en forme de souhait, mais je pense que ce souhait ne pourra pas faire autrement que de se réaliser, car il me semble aujourd'hui que personne ne travaillera jamais à l'amélioration du seul inné en négligeant celle de l'acquis.
Sinon, quelle catastrophe :-)
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Je suis bien d'accord avec vous, sauf sur l'emploi du mot "perfection", qui n'est pas de ce monde, c'est bien connu. Je vois la Mutation comme la possibilité de varier / enrichir son corps et son milieu dans la direction que l'on souhaite, mais je n'ai aucune hiérarchie à proposer pour ces directions - et je lutterais contre une telle hiérarchie imposée si elle venait à émerger. D'ailleurs, un humain "parfait à sa naissance" pourrait très bien juger qu'il est imparfait trente ans plus tard.
Sinon en effet, l'expérience humaine se réalise dans la création d'un monde vécu (de pratiques, de créations, de relations, de représentations, de disciplines, etc.) et il en ira de même pour l'expérience post-humaine. Comme on fête ici les 40 ans de mai 68, je ne fais que prendre au mot et étendre un mot d'ordre du Grand Timonier : "que des milliers d'espaces politiques / culturelles / économiques / artistiques / anthropologiques fleurissent!"
Merci pour cet article !
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