21.6.08

Voyons, qui dois-je tuer ?

Depuis quelques années, les travaux de Joshua Greene ont amené les psychologues et les neurobiologistes à se pencher avec passion sur des dilemmes moraux habituellement cantonnés aux discussions philosophiques, voire religieuses. Greene a mis au point un dilemme moral « canonique », le trolley fatal. Les sujets sont placés (séparément) devant deux récits : dans le premier, un trolley hors contrôle fonce sur cinq ouvriers en train de réparer les rails, vous pouvez actionner un levier d’aiguillage pour faire bifurquer l’engin de mort, mais cela aura pour conséquence de tuer un autre homme placé sur la voie adjacente ; dans le second, même cas de figure, mais le seul moyen de sauver les cinq hommes est de projeter sur la voie un gros homme, qui sera écrasé par le trolley. Pendant que les sujets réfléchissent au dilemme et donnent leur réponse, leur cerveau est examiné. Le but est de comprendre ce qui change dans le cerveau lorsque nous acceptons ou refusons de sacrifier un homme plutôt que cinq (cas des deux dilemmes) et lorsque le sacrifice est personnel (homme projeté sur les rails) ou impersonnel (levier d’aiguillage). Greene a déduit des observations un processus à double contrôle : nous jugeons d’abord une situation par une réponse cérébrale émotive, d’autant plus forte qu’elle est personnelle (réponse « chaude ») ; nous décidons ensuite par un aller-retour avec les fonctions exécutives de contrôle (réponse « froide »).

Trois chercheurs de l’Université Princeton et l’Université de Caroline du Nord ont raffiné les dilemmes de Greene, tout en observant pendant la réflexion des sujets l’activité cérébrale de leurs fonctions exécutives, particulièrement de la mémoire de travail qui est impliquée dans toute réflexion « rationnelle ». 113 sujets (dont 68 femmes) ont affronté 24 scénarios critiques. Tous avaient la même division personnelle / impersonnelle dans la construction (12 de chaque donc), mais d’autres critères ont été ajoutés : soi/autre (l’acte permet de se sauver soi-même et d’autres, ou seulement d’autres personnes), inévitable/évitable (la vie sacrifiée était de toute façon perdue ou elle aurait pu être sauvée sans le sacrifice volontairement opéré), instrumental/accidentel (la personne est tuée directement pour en sauver d’autres ou elle est tuée en conséquence de l’action pour sauver d’autres, mais indirectement).

Parmi les résutats de ce travail : le niveau d’activation de la mémoire de travail (donc la réflexion du sujet) est prédictif de certains choix plutôt que d’autres (on ne conclut pas de la même manière selon le poids des émotions et des réflexions dans nos jugements) ; le fait d’être soi-même sauvé facilite dans tous les dilemmes le choix de tuer un tiers (quelle que soit la manière de le tuer) ; cette préférence pour la survie de sa personne est une réponse automatique (elle ne se traduit pas par un surcroît de réflexion, de temps de réaction ou d’activation de la mémoire de travail, mais est au contraire plus rapide), mais elle n’empêche pas que certains dilemmes soient plus longs à résoudre que d’autres (instrumental/accidentel) ; la solution la plus confortable (en temps de réaction et activation de la mémoire de travail) est celle où, se sauvant soi-même parmi d’autres, on provoque indirectement et accidentellement une mort qui aurait été inévitable de toute façon ; la rapidité relative des dilemmes personnels par rapport aux dilemmes impersonnels trouvée par Greene n’a pas été confirmée.

Référence :
Moore A.B. et al. (2008), Who Shalt Not Kill? Individual differences in working memory capacity, executive control, and moral judgment, Psychological Science, 19, 6, 549-557, doi:10.1111/j.1467-9280.2008.02122.x

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Remarque sans incidence sur le raisonnement : C'est amusant de constater a quel point la morale utilitariste demeure une morale de voyant et de magicien dans laquelle on sait tout et exactement ce qu'il va se passer....