26.6.08

Notes sur la méta-éthique

En philosophie morale, on distingue trois niveaux de réflexion : éthique appliquée, éthique normative, méta-éthique. La première correspond à l’étude des dilemmes moraux concrets, comme par exemple l’expérimentation animale, la peine de mort ou l’avortement. La deuxième a pour objet la détermination des normes, c’est-à-dire expliquer selon un certain système de justification si une situation est bonne ou mauvaise, ce qu’il est bien ou mal de faire. La troisième consiste en une réflexion de niveau supérieur sur la comparaison des différentes éthiques normatives, sur la simplification et l’éclaircissement de leurs justifications, sur la distinction épistémologique entre un jugement moral et un jugement non-moral, sur la possibilité même d’un jugement moral chez l’homme. A titre d’exemple, le travail de Ruwen Ogien dont nous avons parlé ici est un exercice méta-éthique.

La méta-éthique est un domaine où la science et la philosophie sont appelées à travailler de concert. Car une partie de la biologie et de la psychologie scientifiques s’intéresse déjà à des questions méta-éthiques : comment la morale est-elle apparue dans l’évolution, est-elle le propre de l’homme ou la trouve-t-on chez d’autres espèces, notamment primates, les enfants ont-ils un sens moral inné, comment la perception du juste et du bien se transforme au cours du développement, le cerveau confronté à un dilemme moral fait-il appel à des zones émotives, y a-t-il des différences de perception ou de résolution des dilemmes moraux émergeant de différences neuro-anatomiques, trouvera-t-on des gènes nécessaires au comportement moral (ou à certaines conditions de certains comportements, comme l’empathie) et des variations dans ces gènes, etc. À l’évidence, ces problématiques scientifiques relèvent de la méta-éthique. Les philosophes peuvent certainement contribuer à éclaircir ce que le chercheur veut étudier, en évitant par exemple des erreurs logiques ou conceptuelles dans la modélisation du jugement moral.

Dans l’exercice qui est le mien sur ce blog, à savoir une réflexion transdisciplinaire orientée par une certaine vision du monde, je voudrais ajouter un autre sens à la méta-éthique : capacité à percevoir sa propre éthique dans l’espace des éthiques possibles.

C’est un peu abstrait, précisons les choses. Autour de nous, nous observons comme un fait brut la pluralité des éthiques humaines : il y a ainsi des éthiques religieuses (catholiques, protestantes, juives, musulmanes, etc.), des éthiques laïques (utilitaristes, déontologistes, jusnaturalistes, aristotélicienne, etc.), des éthiques « sapientielles » (bouddhiste, stoïcienne, hédoniste, épicurienne, etc.). Les individus adoptent ou non l’une de ces éthiques particulières, pour de nombreuses raisons, par exemple un héritage culturel, une croyance personnelle, une adhésion rationnelle. Parfois, ils font des mixages de ces différentes éthiques, à un haut niveau d’abstraction s’ils sont philosophes, à un niveau plus modeste s’ils cherchent simplement à orienter leur jugement selon les options disponibles dans le milieu culturel.

Quoi qu’il en soit, l’adoption d’une éthique particulière conduit à opérer des jugements moraux concrets : on est pour ou contre l’avortement, le divorce, la torture, l’esclavage, l’eugénisme, l’homoparentalité, la nourriture carnée, etc. Mais en même temps que l’on formule ce point de vue, on sait qu’il existe, a existé ou existera des points de vue différents. C’est ici qu’intervient le niveau méta-éthique : l’esprit se représente ou non la pluralité des éthiques, et ce faisant perçoit son propre choix éthique comme une possibilité certes réalisée pour soi, mais non-réalisée pour autrui.

La méta-éthique ainsi entendue peut sembler évidente, mais on observe qu’elle n’est pas si répandue. Pourquoi ? Cela peut être une question d’ignorance : le chasseur-cueilleur de la tribu amazonienne dont on publiait ici les photos ignore purement et simplement la pluralité des éthiques, par défaut d’information sur le monde. On ne peut exclure une pluralité interne à la tribu, mais elle est peu probable. Il n’y a pas que les chasseurs-cueilleurs dans ce cas : l’ignorance peut être le fait d’une absence totale de curiosité d’esprit, de sorte que les gens vivent leur vie sans se poser de questions (morales) et si jamais ils en posent, sans s’informer sur les réponses possibles, en se contentant de répliquer la réponse héritée de leur milieu environnant ou construite ad hoc.

Un autre cas particulier, c’est le refus ou l’incapacité de la méta-éthique en raison de l’éthique normative dont on se réclame. C’est le cas de certaines éthiques religieuses, notamment monothéistes : la croyance en un Dieu à la fois unique, universel et moral (traits du dieu chrétien ou musulman) formant la justification ultime de nos choix éthiques s’accommode mal du niveau méta-éthique. Elle conduit en effet à considérer qu’il existe une seule éthique « vraie » ou « fondée », celle découlant des préceptes divins, et que toutes les autres éthiques sont « fausses » ou « incomplètes ». La représentation méta-éthique du croyant n’est pas un espace où diverses éthiques coexistent sur le même plan de représentation — ou bien il existe au minimum un espace possible où une seule éthique existe encore, la sienne. Bien sûr, les théologiens et autres sages de la foi sont des gens plein d’esprit qui admettent volontiers à titre d’hypothèse la pluralité morale, mais je suggère qu’ils ne peuvent l’admettre que dans une certaine limite de non-contradiction avec leur foi. Ce trait est encore plus marqué chez le croyant « vulgaire », particulièrement selon son type psychologique (conservateur, intolérant, fanatique, etc.). Cette dernière observation conduit à penser qu’il existe peut-être des biais neurocognitifs dans la capacité ou non de construire mentalement un espace méta-éthique.

On objectera que tout le monde, du moins tous ceux qui possèdent des réponses tranchées et justifiées à des dilemmes moraux, possède en dernier ressort une seule réponse possible, que ce n’est donc pas le propre du croyant. La différence méta-éthique réside dans le statut que l’on est ou non capable de donner à son éthique : soit on admet qu’elle parfaitement fondée selon notre point de vue mais en dernier ressort relative à ce point de vue seulement, soit on ne l’admet pas. En d’autres termes, l’espace de représentation méta-éthique est relativiste, et aucune méta-éthique n’est possible si l’on y conserve un repère absolu. A ce titre, un humaniste faisant de l’Homme avec un grand H un absolu sera éventuellement aussi incapable de représentation méta-éthique qu’un religieux croyant en Dieu avec un grand D.

Post-scriptum : ce texte se situe dans la rubrique Mutation plutôt qu’Analyse car il me semble que ce niveau « méta », ici décrit pour l’éthique mais sans doute valable en d’autres domaines, fait partie des modifications auto-émergentes de notre vision du monde, au cours des derniers siècles de la transition moderne. La diversité et la complexité du réel produisent ce « point de vue du dessus » comme une strate nécessaire d’observation et de compréhension — et elles séparent les hommes selon qu’ils sont ou non disposés à se plier à cette nécessité.

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