3.6.08

A l'école du réel, avec Clément Rosset

Depuis Debord, nous savons tous que la contestation du spectacle dégénère en spectacle de la contestation, l’édition Gallimard des œuvres complètes du maître situationniste en offrant d’ailleurs un exemple, de même que les beaux livres d’images fleurissant en ce moment sur l’anniversaire de mai 68 : l’honnête homme postmoderne a digéré tout cela en clignant de l’œil. On peut en déduire, au moins à titre d’hypothèse, que les auteurs les mieux susceptibles d’alimenter encore des pensées et positions « radicales » seront aussi les plus secrets et les moins débattus, ceux qui ne font pas une bruyante profession de foi publique de leur radicalité, mais qui cultivent en toute discrétion leur distance abyssale envers le conformisme ambiant. Clément Rosset appartient à cette espèce. La réédition de ses essais philosophiques sur le réel (L’école du réel) ou de ses (très) anciennes chroniques au Nouvel Observateur (La passion homicide) en apportera la démonstration à qui ignore encore ce penseur singulier.

Résumer Rosset dans l’espace d’un court article est une tâche à la fois simple et vaine. Simple parce que le philosophe développe au fond assez peu d’idées ; vaine parce que tout est dans l’originalité de ces idées, dans la manière dont il les développe, dans son style remarquable d’élégance et de concision, dans sa capacité à puiser des références bien au-delà de la philosophie, dans la littérature, la musique, le cinéma et toute création artistique où l’homme exprime au hasard d’un détail l’épaisseur de sa réalité (« superficiel par profondeur », dirait Nietzsche, l’un des maîtres à penser de Rosset avec Lucrèce, Pascal, Spinoza, Hume, Schopenhauer et quelques autres).

On se contentera donc du plus simple, les idées directrices de Rosset, au moins celles de « l’école du réel ». Ce qui pourrait donner dans une forme ramassée : la réalité est suffisante à elle-même, l’être se confond avec la réalité commune, et plutôt que de l’accepter ainsi, les hommes n’ont eu de cesse de nier cette évidence, de s’inventer des illusions, de créer des doubles du réel censés en exprimer la vérité cachée ou la destinée ultime. Le plus connu de ces doubles s’appelle « dieu », sa version pure et concentrée si l’on peut dire, par laquelle la forme, le fond, le sens, la naissance, la mort du réel sont entièrement déplacés vers un principe irréel, et donc interprétés par les hommes à travers toutes sortes d’illusions collectives. Mais il serait bien trop simple de s’arrêter aux religieux sans voir que les philosophes, supposés plus éclairés, prospèrent pour la plupart sur le même détournement. Dans Les principes de sagesse et de folie, Rosset revient à la parole inaugurale de la philosophie, celle de Parménide : « Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas : je t’invite à méditer cela. Tu ne forceras jamais ce qui n’existe pas à exister ». Parménide exprime là une vérité simple, à savoir que tout discours du réel est une tautologie, puisque le réel est ce qui est, et chaque tentative d’en sortir produit un non-sens, ce que Wittgenstein retrouvera 25 siècles plus tard dans son Tractatus, avec la sobre conclusion que l’on sait (« sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »). Mais voilà, Parménide n’a jamais été suivi « par l’interminable lignée des philosophes qui, de Platon à Kant et de Kant à Heidegger, nous ont enseigné à suspecter la réalité sensible au profit d’entités plus subtiles ».

Inutile d’attendre chez Rosset un réalisme « plat », qui serait par exemple réductible à une approche rationaliste ou empiriste. Le réel se détourne sans cesse de l’homme, il ne lui est souvent dévoilé que par ses « ombres », ses « échos » et ses « reflets » – trois catégories sur lesquelles le philosophe développe notamment de pénétrantes réflexions sur nos « doubles de proximité », de même que ses propos sur les « impressions fugitives » s’attachent à montrer l’incapacité de tout art à reproduire fidèlement le réel, y compris pour les formes artistiques réputées plus objectives comme la photographie, le cinéma ou l’enregistrement sonore.

Au principe de réalité suffisante s’ajoute le principe d’incertitude, principe à la fois tragique et sceptique selon lequel les hommes n’ont en dernier ressort aucune garantie de la bonne tenue du réel. Accepter que la réalité soit aussi bien nuisible, épouvantable, dégradante, injuste, finalement imprévisible et inconforme à nos vœux, cela exige nous dit Rosset une « éthique de la cruauté » : dans le domaine philosophique ou artistique, « tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes ». La chute d’une feuille et la mort d’un enfant illustrent la même monotonie fondamentale du réel se déployant dans son indifférence morale à l’homme. Que reste-t-il, sinon le rire tragique, l’ivresse dionysiaque, le recul ironique, toutes choses où les esprits lucides ne cherchent pas l’apaisement d’une consolation, mais le plaisir du jeu et le repos de la distance ?

On comprend l’infortune de Clément Rosset dans son époque, c’est-à-dire les quarante dernières années de la scène intellectuelle. À la fin des années soixante, il a déjà huit volumes à son actif, une réputation naissante, tout pour une brillante carrière intellectuelle sous les spotlights médiatiques. Mais comment pouvait-il accepter un rôle dans ce spectacle où fleurissent les déréalisations les plus extrêmes aggravées par un esprit de sérieux généralisé ?

En ces années soixante, le marxisme, le structuralisme, la psychanalyse et autres modes intellectuelles dominantes tentaient encore de faire semblant de coller au réel, même si leurs concepts fondateurs se trouvaient de plus en plus contredits par lui. Leurs crises successives, bien loin de se traduire par un retour à quelque principe de réalité et de sobriété, aboutirent à l’excès inverse dans une inflation langagière sans retenue, une ivresse du concept et du commentaire : ce fut entre autres choses l’âge d’or de la French Theory dans les années 1980 et 1990. En 1969, anticipant le flux d’insignifiance, Rosset s’était fait remarquer par un pamphlet antiderridien (Les matinées structuralistes) où il dissertait en toute insolence sur le concept loufoque de « l’écrithure ». Le petit maître en herméneutique, déjà vénéré de sa cour, n’apprécia pas l’affront. Invité par Maurice Clavel à chroniquer les idées dans le Nouvel Observateur, Rosset ne tint qu’une petite année dans ce qui s’imposait déjà comme un organe de la bien-pensance. Quand elle ne ratiocinait pas dans ces micro-entreprises de la déconstruction, la pensée officielle française s’engageait dans une « nouvelle philosophie » formatée pour l’âge de la publicité, mélange d’indignations vertueuses et de platitudes scintillantes, dont les derniers représentants s’accrochent encore à quelques sièges de la télé-réalité en comptant leurs dents qui tombent.

Rosset ne devait pas être plus chanceux avec la grande vogue du « politiquement correct », dont les quarante dernières années virent aussi l’ascension inexorable. Nous sommes au cœur de sa problématique, puisque le propos de cette correction monomaniaque à entrées multiples (sexuellement correct, environnementalement correct, etc.) consiste invariablement à nier le principe de réalité et à la conscience tragique qui lui est associée. Le mal de notre triste histoire se résume à de mauvaises interprétations, la correction du langage entraînera la droiture de l’esprit et pour finir la rectitude de nos comportements. Amen. L’éthique de la cruauté n’a jamais été aussi éloignée de ce monde submergé par la morale de la mièvrerie. Là encore, Rosset n’avait pas la docilité innée des brosseurs dans le sens du poil. En 1965, il publiait une hilarante Lettre sur les chimpanzés, charge anti-écologiste suggérant que le seul moyen de respecter nos frères animaux consistait à leur donner toute leur place, la nôtre. Ce qui pouvait faire rire à l’époque serait assurément pris aujourd’hui avec la plus grande gravité par les militants « concernés » de cette cause « universelle ».

Sur toutes ces « contestations » qui ravissent les jeunes gens et amusent même les vieilles personnes désormais, laissons conclure le philosophe : « Un propos contestataire est toujours, par définition, incontestable. Le privilège des notions négatives, qui désignent ce à quoi elles s’opposent mais ne précisent pas pour autant ce à quoi elles s’accorderaient, est de se soustraire à toute contestation : elle prospère à l’abri de leur propre vague. C’est aussi l’éternel privilège des charlatans : non seulement de parler, comme le suggère l’étymologie du mot, mais encore et surtout de réussir à parler de rien ».

Références :
Rosset C. (2008), L’école du réel, Minuit.
Rosset C. (2008), Une passion homicide… et autres textes. Chroniques du Nouvel Observateur (1969-1970), PUF.

(Ce texte est initialement paru dans le magazine Chronic'Art, mai 2008).

Aucun commentaire: