18.6.08

Klein sur le transhumanisme : quelques commentaires

Dans Le Monde d’hier, je n’avais pas pris garde à l’entretien qui accompagne l’article sur le « business sur surhomme », consacré au même thème du transhumanisme et intitulé « Tout cela coûtera cher… Ne sera pas post-humain qui veut ! ». C’est en l’occurrence Étienne Klein qui donne son opinion – il est physicien et non économiste ou biologiste, mais je suppose que son travail en philosophie des sciences lui permet d’avoir un avis éclairé sur toutes les problématiques. Quelques réflexions sur ses propos.

Le Monde : Renouer avec la philosophie des Lumières, n'est-ce pas une bonne chose dans un XXIe siècle tétanisé par le catastrophisme du choc des civilisations et la fragilité de la planète ?
Étienne Klein : Ce peut être un bon antidote au pessimisme, mais c'est aussi un moyen de faire l'impasse sur le bilan du XXe siècle, où l'on a vu que la science n'avait pas, toujours et partout, partie liée avec le progrès, mais parfois aussi avec la barbarie. C'est aussi admettre que la finalité de la science est de fabriquer des objets conformes à nos besoins, ou à nos besoins supposés, c'est-à-dire à ceux du marché, et non à donner du sens ou à fonder les valeurs d'une civilisation. Certes, améliorer les conditions d'existence, allonger la durée de vie, tout le monde y souscrit. Cela peut aussi redonner du souffle à la notion de progrès, si l'on pense que nos descendants vivront ainsi mieux que nous. Mais il s'agit d'un projet technologique, et non scientifique.

Commentaire : la barbarie du XXe siècle n’était pas le fait de la science ou de la technique en elles-mêmes, mais de leur utilisation par les États et les idéologies. Rien ne change sous le soleil : un silex taillé peut servir à dépecer une bête pour la partager ou à fracasser les crânes des guerriers d’une tribu voisine. L’idée de fonder les valeurs d’une civilisation sur la science paraît assez absurde, et ce fut d’ailleurs en partie l’illusion des régimes nazis ou communistes, qui développèrent des discours pseudo-scientifiques pour justifier leurs existences et leurs actes. La science ne permettra jamais de trancher les conflits de besoins, d’intérêts, de désirs et de valeurs qui partagent les hommes, et dont les hiérarchies relatives forment des visions du monde différentes. Au mieux, elle les décrira avec plus de précision. Enfin, vouloir utiliser les avancées de la science pour accroître son bien-être (ou réaliser ses désirs quels qu’ils soient) ne signifie nullement que la science elle-même se réduit à cette finalité : il s’agit simplement de ses usages individuels et sociaux. Si la science était un simple exercice utilitariste, on ne construirait sans doute pas un collisionneur hadronique de 6 milliards d’euros pour observer les propriétés de particules élémentaires dont 99% de la population sont à peu près totalement ignorants, et dont seule une poignée de physiciens de haut niveau pourra déduire les implications théoriques. Bref, la volonté de savoir conserve son autonomie, mais elle se lie bien naturellement à une volonté de pouvoir dès lors que les anciennes sacralisations de la nature ont disparu.

Le Monde : Ce projet comporte-t-il des risques ?
Étienne Klein : Il est clair que l'arsenal de l'augmentation de la performance humaine coûtera très cher : ne sera pas post-humain qui veut ! Certes, les inégalités existent déjà. Mais le projet des Lumières portait l'idée que le progrès réduirait peu à peu ces inégalités, ce qui n'est pas le cas du projet transhumain. Hannah Arendt, dans La Condition de l'homme moderne (1958), distingue les conditions de vie, de la "condition humaine" (ce que les hommes ont en commun au-delà de conditions de vie différentes) et de la structure biologique de l'espèce - nous dirions aujourd'hui notre ADN. Elle notait que, jusqu'ici, les technologies ne modifiaient que la première strate, souvent en accroissant les inégalités, mais s'interrogeait sur leurs effets à venir sur les autres strates. Et bien nous y sommes !

Commentaire : L’égalité est typiquement un choix de valeur indépendant de la science dont nous parlions ci-dessus. Le progrès technique et scientifique n’est en soi porteur d’aucune prescription sur ses usages : ce sont les décisions politiques qui les déterminent. Étienne Klein, conformément à une certaine vulgate ambiante, pointe comme risque principal des inégalités économiques transformées en inégalités biotechnologiques (ne pourront s’améliorer que ceux en ayant les ressources). Mais que signifierait l’autre versant ? Un État assure l’égalité des individus en imposant les usages des biotechnologies. Une telle biopolitique égalitaire serait aussi eugénique au sens classique du terme. Pour éviter l’un comme l’autre (eugénisme individuel augmentant les inégalités, eugénisme collectif renforçant le biopouvoir étatique), la seule parade actuelle est l’interdit pur et simple. Ce réflexe peu imaginatif du tabou, même sous la forme sophistiquée des réflexions laïques sur la dignité humaine, est à la mesure de l’enjeu. Nous entrons effectivement dans un tournant de l’évolution humaine où l’agir qui caractérise notre espèce (dans les termes d’Arendt) a la possibilité de se retourner sur ses propres conditions initiales d’existence, à savoir la constitution biologique de l’être agissant.

Le Monde : Avec quelles conséquences ?
Étienne Klein : Les individus qui bénéficieront des augmentations de performance offertes par les NBIC pourront-ils encore considérer ceux qui n'en auront pas bénéficié comme des êtres de la même espèce qu'eux ? Le programme transhumain ne reflète en cela que les tendances déjà à l'œuvre aujourd'hui. Nous ne pouvons concevoir les différences physiques ou sociales entre les hommes autrement que comme une différence hiérarchique. Pour nous, déjà, les Indiens d'Amazonie photographiés d'un hélicoptère sont perçus comme des "préhumains", et non des êtres partageant la même existence que nous.

Commentaire : On pourrait inverser cette proposition. Plus nous sommes obsédés par notre commune humanité, plus se déploient en son sein les mouvements contradictoires de la pensée hiérarchique, du rapport-maître-esclave, de la rivalité mimétique, du désir d’égalité, etc. La tribu amazonienne se qualifie d’humaine dans l’indifférence aux autres qualifications : pourquoi ne pas y voir une sagesse archaïque, cultiver comme elle l’art de la distance symbolique et la quête d’autonomie, cesser de promouvoir une logique d’universalisation pour entrer dans un âge de singularités ?

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