7.12.08

Ceux de Tarnac (1) : manipulation des désirs sécuritaires de l'esclave

Je l’avais promis, voici donc quelques mots sur l’affaire des «terroristes de Tarnac». Le 11 novembre dernier, la police procède à des interpellations dans la mouvance dite «anarcho-autonome». Celles-ci sont liées au sabotage de lignes TGV, des arrachages de caténaires ayant entraîné ces dernières semaines divers retards sur le réseau ferré français. Sur les dix personnes interpellées, dont on apprend qu’elles étaient étroitement surveillées depuis environ une année par les services de police, quatre sont libérées sous contrôle judiciaire, cinq sont placés sous mandat de dépôt avec inculpation d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Finalement, la cour d’appel de Paris a libéré trois des suspects le 2 décembre, mais elle a décidé le maintien en détention des leaders supposés, Julien Coupat et sa compagne Yldune L. Ils encourent jusqu’à 20 ans de prison. On trouvera les détails de cette affaire, ainsi qu’une pétition sur le site de Soutien aux inculpés du 11 novembre.

Le premier point de débat, c’est la construction politico-médiatique du « terrorisme » visant à soutenir l’emprise croissante de l’État sur les individus, sous prétexte de sécurité.

D’abord, aucun élément de fait n’a été clairement présenté pour soutenir l’inculpation : pas de flagrant délit, pas d’aveux, pas de traces ADN, pas d’éléments matériels montrant clairement la préparation des sabotages. Ces éléments existent peut-être, mais la seule chose dont on a fait état est une quasi-certitude policière, acquise après un long flicage des suspects. Cela n’a pas empêché les médias de mordre à l’hameçon (y compris les médias de gauche, comme Libération titrant «l’ultragauche déraille»), avant de se rétracter par la suite pour certains.

Ensuite, on a décrit comme une mystérieuse et menaçante «mouvance» ce qui semble être une simple collection d’individus particulièrement actifs, éventuellement violents, dans diverses luttes sociales ; et ici un groupe de jeunes gens ayant décidé de vivre à l’écart des autres, dans un coin perdu près de Tarnac. Christophe Chaboud, chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, explique ainsi dans Libération, quand on lui demande comment s’expriment les velléités terroristes : «De par leur attitude et leur mode de vie. Ces personnes recherchent une coupure totale avec la société. Ils souhaitent transcrire leurs pensées en actes violents tout en se préparant à une vie clandestine. (…) Cette action s’inscrivait dans une logique dangereuse. Donc, il était justifié que l’on décide de les neutraliser de manière préventive, avant que l’irréparable ne soit commis.» C’est étrange, parce que les jeunes gens de Tarnac étaient parfaitement connus de leurs voisins, ayant notamment repris une épicerie-bar, ce qui n’est pas une forme particulièrement efficace de clandestinité. C’est navrant, parce que l’attitude plutôt saine consistant à dire merde à une société et un pouvoir de merde pour construire un mode de vie alternatif de son choix devient un engagement vers la pente glissante du terrorisme. C’est inquiétant, parce que l’on comprend à demi-mots que l’arrestation concerne des faits de peu de gravité, qu’elle est essentiellement «préventive». En somme, on a presque voulu faire le bien de ces jeunes gens malgré eux.

Enfin, quand bien même il serait matériellement démontré que Coupat et son groupe sont impliqués dans la destruction de caténaires, celle-ci relève de la dégradation de biens publics, et non pas du terrorisme. Personne n’est terrorisé par le retard d’un train, ou alors nous le sommes en permanence vu la ponctualité légendaire de nos lignes ferroviaires. Personne ne considère la destruction d’un objet comme équivalent à la destruction d’une vie humaine, ou alors il faut qualifier de terroristes tous ces jeunes gens idiots et désœuvrés qui brûlent des voitures et des poubelles, caillassent des pompiers et des flics, détruisent des abribus et des panneaux, dégradent des centres culturels et des écoles.

Depuis le 11 septembre 2001, et avant cela la chute du Mur de Berlin, le terrorisme est devenu l’alibi des États privés d’ennemis visibles pour quadriller les sociétés et surveiller les individus, pour lever des impôts et mener des guerres, pour construire des consensus et dissimuler des échecs. Et surtout pour légitimer des lois sécuritaires à mesures d’exception empiétant sur les droits fondamentaux des personnes. Il faudrait être naïf pour nier l’existence de groupes violents et dangereux, faisant régulièrement la une de l’actualité comme récemment à Bombay, n’hésitant pas à sacrifier des vies humaines pour une cause qu’ils croient juste. Mais il faudrait être tout aussi naïf pour nier la propension de l’État à étendre sans cesse les limites de son gouvernement, à justifier les interventions de ses fonctionnaires dans la vie privée des citoyens, à contrôler au plus près l’expression et l’action des individus, à substituer l’action publique à l’initiative privée, à réglementer et organiser tout ce qui pourrait relever de la libre-association des personnes, à priver chacun des moyens de se défendre pour mieux vendre à tous sa tutelle sans cesse élargie. Du terrorisme-réalité, nous menaçons toujours de verser dans le terrorisme-fantasme servant d'alibi à la destruction des libertés par extension du contrôle, de la surveillance, de l'inspection, de la protection, de la domination, de la vérification – et cela en alimentant dans les masses un désir de sécurité généralisé à tous les domaines de l'existence. Que la droite flatte la sécurité physique et morale quand la gauche cajole la sécurité économique et sociale n'empêche évidemment pas les deux fers de cette tenaille de converger vers un même résultat, la disparition progressive des libertés concrètes des individus et des groupes au profit d'une gestion socialisée et normalisée de chaque instant de la vie.

Je me contente habituellement dans ce blog de critiquer le phénomène dans mes domaines d’intérêt, essentiellement biomédicaux, mais il est évident à mes yeux que toute notre vie sociale est ainsi gangrenée par les interventions d’un pouvoir politique et administratif montrant une forte prédisposition à l’obésité comme à l’agressivité. Et avant cela, toute notre vie mentale est infectée par l’idée que la société moderne de masse mérite de survivre sous la perfusion de l’État qui la maintient à bout de bras, particulièrement en France. Mais je reviendrai sur cela dans un autre post, consacré à la critique d’un petit livre que l’on prête à Coupat et à ses amis – car ils sont non seulement terroristes présumés mais aussi auteurs présumés, vivant ainsi dans les limbes étranges de la présomption ubiquitaire, dont la traduction concrète ressemble pour eux à quatre murs d’une cellule de prison –, un petit livre appelé L’insurrection qui vient et signé du Comité Invisible.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Texte mis sur quelques sites :

MATCH TERRORISE SES LECTEURS !

Pas avec sa couverture sur le Retour de la Vengeance d’Alain Zorro avec fifille, non (ça aurait dû, pourtant).

Mais avec, en plein milieu, un article de quatre pages sur les Tarnaco-terroristes.

Une photo, d’abord. Double page sur l’intérieur de la maison des suspects. Dans la pénombre. Très baba-cool des seventies mais limite austère, même les pauvres de 2008 font mieux. Pas rangé. Par dédain de la chose chez des gens pensant qu’on a mieux à faire que de passer sa vie à briquer et briquer son petit intérieur ? Ou parce que les occupants ont été invités toutes affaires cessantes à goûter au rata réglementaire des geôles de l’Etat policier ?

Légende : « leur QG ». Ah oui, ils nous font la guerre, hein. « Photographié à travers une vitre ». Tiens tiens. Donc vous n’avez pas pu entrer, chers journalistes, ce qui aurait été plus pratique. Donc vous n’aviez pas d’autorisation. Ho, hé, ho, et le respect de la propriété privée ? – Dis donc Coco, on n’était pas en Corse chez Christian Jacquouille l’ami de, alors, camembert, hein !

Plus la qualification du leader-selon-la-police : « un intello bourgeois ». Bel assemblage :

- « Intellectuel » ça aurait fait bien, Glucksmann et tout, alors que « intello » ça fait qui réfléchit trop à ce qu’il devrait pas, hein Mâme Lagarde.

- Et « bourgeois » pour souligner que ce type a trahi son camp, celui de l’ordre injuste (désolé, Mâme Ségo).

Plus le second intertitre en rouge : « Leur révolution, un maximum de dommages ». Tremblez lecteurs terrorisés, les avions tueurs d’Al Quaeda ont trouvé leurs maîtres. Inutile, surtout, de dire que la seule action dont on les soupçonne sans preuve établie est d’avoir posé sur des caténaires des crochets fabriqués de façon à ne faire que rompre le lien caténaire-locomotive. En aucun cas à provoquer de déraillement ou même d’accident à tout ouvrier travaillant sur les voies. Et cela, sur les usagers, pour un résultat pas pire qu’un « incident indépendant de notre volonté » mais provoqué par le sous-entretien d’une société privatisée pour faire péter la thune en en dépensant le moins possible.

Au passage, notons que cet article contient un portfolio Spécial luxe etc. Montres à 11000, non, 10900 euros, coffret à cognac (1700) ou grolles en veau (850). Est-ce pour faire antidote à ces dangereux non-consommateurs ? Car on peut se demander si le principal crime, le pire terrorisme de ces babas pas cool (dixit Match) n’est pas d’avoir quitté les temples urbains de l’hyper-consommation et de militer pour une vie moins obèse et moins destructrice des autres vies. Voyez en dernière page leurs vieilles caravanes, posée sur un terrain même pas désherbé au Monsanto !

Anonyme a dit…

(J'aurais dû signer Bourdaud !)

Anonyme a dit…

Je suis persuadé que si, par malheur, le sabotage du réseau ferré avait été le fait de quelques cheminots égarés, personne ne se serait soucié de prendre leur défense. Mais voilà, ce sont de jeunes intellectuels, issus d’un milieu aisé. L’un d’entre eux a même écrit un livre (mais peu importe l’inconsistance de ses idées). On se précipite au secours. Peu importe qu’il y prône une « insurrection » sans projet dont l’acteur serait un « nous » indifférencié. Il est « docteur en sociologie » et il s’inspire de Guy Debord, alors on s’incline avec respect.

Mais quand des ouvriers, poussés au désespoir, veulent faire sauter ce qui reste de leur usine, on se détourne avec mépris. Ce sont des brutes sans finesse. Ils ne sont pas de notre monde. Ils n’ont pas les mots pour se défendre.

Tout cela est risible. Le compte rendu de garde à vue, publié on se sait par qui sur internet, ne laisse aucun doute sur l’implication dans les sabotages de ceux de Tarnac. S’ils n’avaient pas été arrêtés leur action aurait porté de graves préjudices à l’action des syndicats de cheminots (mais les cheminots sont des nantis, c’est bien connu). Leurs exactions à la fin des manifestations sur le CPE ont écarté beaucoup de lycéens de l’action et ont contraint les professeurs qui soutenaient leurs élèves à la plus grande prudence. On se garde bien de s’interroger sur les intérêts que servent leur action pourvu qu’elle soit photogénique, qu’elle ait un parfum de romantisme révolutionnaire.

Moi, je laisse à la droite le soin de ses serviteurs.

C. a dit…

(PMB) Je n'ai pas vu ce Match... et je m'en félicite !

(Anonyme) Je ne serai pas d'une grande tendresse dans ma recension de l'Insurrection qui vient, je compte plutôt discuter des faiblesses théoriques pointant sous une assez belle écriture.

Sinon, il arrive que des ouvriers menaçent de faire sauter leur outil de travail, de polluer des rivières par des déchets industriels, etc. Outre que cette stratégie du désespoir est généralement médiatisée, et généralement pas sur le ton méprisant ou haineux que vous évoquez, on ne qualifie pas ces ouvriers de "terroristes". Et l'Etat s'empresse le plus souvent d'y dépêcher un médiateur ayant dans sa serviette en cuir un plan de reclassement. Pas vraiment comparable au traitement étatique et médiatique dont nous parlons ici.