Lancée dans les années 1930 et 1940, démocratisée dans les années 1950 et 1960, la télévision a longtemps été le média dominant des démocraties industrielles. Comme l’imprimé avant elle, elle a joué un rôle non négligeable dans le processus de modernisation : unification des mentalités nationales, reproduction des idéologies dominantes, hégémonie culturelle de la bourgeoisie, massification des habitus de la classe moyenne, développement du consumérisme.
Le supplément économique du Monde (26 février 2008) constatait hier un début de crise dans le modèle économique des télévisions hertziennes généralistes, concurrencées par les chaînes numériques ou les programmes spécialisés câble-satellite, mais aussi par les nouveaux médias (Internet, mobile) intégrant des quantités croissantes d’images. Voici quelques mois, l’European interactive advertising association (EIAA) avait révélé que les Européens âgés de 16 à 24 ans utilisent pour la première fois Internet plus souvent qu’ils ne regardent la télévision : 82 % surfent sur Internet entre 5 et 7 jours par semaine, contre seulement 77 % qui regardent la télévision avec la même régularité (baisse de 5 % par rapport à 2006). Les 16-24 ans passent en moyenne 10 % plus de temps à surfer sur Internet qu’à regarder la télévision. Près de la moitié (48 %) déclarent qu’Internet est directement responsable du fait qu’ils regardent moins la télévision. (cf. Médiascope Europe 2007, EIAA).
Dans le cadre de l’enquête du Monde, le sociologue Eric Maigret relève : « La télévision est le seul média qui a réussi à créer des rendez-vous réguliers pour un grand public, au sens propre du terme, un rituel collectif virtuel qui permet à chacun de faire la même chose que beaucoup d'autres, au même moment. Nos études montrent que le deuxième sujet de conversation, au travail ou à l'école, est, après le travail ou l'école, le programme de télé de la veille ! L'individualisation est un aspect de la modernité, mais elle n'efface pas la demande d'appartenance sociale à laquelle répond la télévision à partir de ses ‘grands rendez-vous’ que sont les journaux de 13 et 20 heures, les matches, les séries américaines et les émissions de télé-réalité. »
Peu importe ici la qualité de ces rituels collectifs ou le niveau moyen des conversations humaines. Le point notable semble surtout la fragmentation prévisible des imaginaires sous l’effet de la multimédiatisation. Une moitié environ de la population va continuer à vivre avec comme horizon principal d’information et de discussion les grandes chaînes de télévision, « faisant la même chose que beaucoup d’autres » comme le dit Maigret, c’est-à-dire communiant par l'échange des extra-platitudes issues des écrans extra-plats. Cette répétition de l’identique apportera peu sinon rien à l’évolution sociale, de même qu’elle ne sera pas un enjeu réel d’hégémonie culturelle (au sens de Gramsci), tout au plus une niche importante de profitabilité économique. Mais une autre moitié se détachera peu à peu de cette télé-grégarité pour imploser en de multiples sous-groupes ayant chacun leur référentiel, la logique réticulaire de l’Internet étant bien sûr à l’avant-garde du phénomène depuis une dizaine d’années. Les classes potentiellement les plus influentes pour l’avenir (catégories socio-professionnelles aisées, jeunes) sont déjà les plus engagées sur cette voie.
Ce retrait des médias centraux a une bonne probabilité d’accentuer trois phénomènes déjà amorcés : la crise des identités collectives héritées (nation, classe, religion) en faveur d’une pluralité d’identités choisies (réseaux, tribus, associations, sectes) ; le déclin de l’idéologie dominante fabriquée par une caste fermée d’intellectuels ; la stratification cognitive de la société entre producteurs et consommateurs d’informations, de symboles, de modes, de codes, etc. Inversement, la contagion des idées nouvelles, l’association sélective des individus sur la base d’affinités réciproques, la pluralité des expériences de vie vont se trouver renforcées. Inutile de préciser que l’on se félicite ici de cette phase émergente de notre modernité.
Références :
EIAA (2007), Médiascope Europe.
Maigret E. (2008), « La télévision est le seul média capable d’assurer un rituel collectif », Le Monde, 26 février.
Illustration : DR.
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