3.9.08

What is it like to be...

Dans un texte classique et abondamment commenté, le philosophe Thomas Nagel se demandait « ce que cela fait d’être une chauve-souris ». En substance, il répond : nous pouvons décrire de manière objective la cognition et le comportement de la chauve-souris, notamment son système d’écholocation, mais nous ne pouvons pas décrire le monde vécu par la chauve-souris, c’est-à-dire l’expérience subjective d’être une chauve-souris. Par extension, la prétention physicaliste à expliquer l’esprit se heurte à la subjectivité de la conscience, l’ontologie de la première personne. Pour cela, le physicalisme (réduction des états mentaux aux états physiques) n’est pas l’approche appropriée.

Répondons par une autre expérience de l’esprit. Demain, les progrès des nano-bio-technologies permettent de concevoir un appareil qui, au lieu de notre vision humaine, greffe sur notre cerveau un système d’écholocation. Nous enfilons un casque, le monde tel que nous le percevons en tant que mammifère diurne disparaît, la forme et le mouvement des objets nous apparaissent désormais par l’écho qu’ils renvoient à notre biosonar artificiel, connecté à notre système neural de représentation spatiale à l’aide d’un traducteur fonctionnel. C’est de la science-fiction bien sûr, quoique le projet Bat-Bot (CIRCE ICT) vise à créer un tel système artificiel. Mais ce qui me paraît important, c’est que cette expérience de l’esprit n’est pas impossible à se représenter. Par exemple, notre système perceptif ignore les infrarouges longs émis par les objets du fait de leur chaleur : mais quand nous portons des lunettes infrarouges, nous voyons ce que cela fait d’avoir une perception IR, et donc une vision nocturne qui nous fait défaut. Le biosonar artificiel serait une expérience comparable, et nous ferait ressentir le monde vécu par les chauves-souris.

Il existe plein de choses dont nous ne savons pas vraiment ce que cela fait, sans avoir besoin d’aller chercher des chauves-souris. Je ne sais pas ce que cela fait d’être une femme, ni d’être mon voisin. (Et je ne suis même pas sûr de savoir toujours ce que cela fait d’être moi-même – après tout, je me suis parfois réveillé sans souvenir précis d’une soirée trop arrosée.) Des limites de l’intersubjectivité on ne peut pas inférer à mon sens les limites du physicalisme : un état physique donné va produire un état mental donné ; il n’existe pas deux états physiques humains strictement identiques (les vrais jumeaux divergent par exemple de diverses manières, à commencer par leur expérience du monde mémorisée faisant partie de leur état physique au sens large), donc il n’existe pas deux états mentaux humains strictement identiques ; mais ces états mentaux présentent néanmoins suffisamment de propriétés communes (dues à des informations physiques communes produisant ces propriétés, par exemple la similitude des gènes, des neurones et des expériences vécues) pour que l’on se représente partiellement ce que cela fait d’être un autre, ce que l’on appelle la « théorie de l’esprit » (capacité à se représenter autrui comme doté des mêmes dispositions que soi). Rien dans cela ne me semble heurter la logique réductionniste en science de l’esprit.

Référence :
Nagel T. (1974), What is it like to be a bat?, Philosophical Review, 83, 435-450

2 commentaires:

Anonyme a dit…

c'est marrant, je m'étais imaginé un jeu de réalité virtuelle (avec combinaison et casque) qui permettrait à l'homme de se mettre dans la peau de tous les êtres vivants de la planète et d'en "ressentir" leur vie (déplacement, sens, contraintes de l'environnement) du ver de terre, de la fourmi, de l'aigle, de l'araignée, du serpent, du poisson... Visiblement c'est plus compliqué que ça ;-))
j'ai vu le film Brainstorm ce week end, au début du film, le personnage du savant interprété par Christopher Walken est "branché" sur les ondes cérébrales d'un chimpanzé de son labo : il perçoit alors les sons déformés, les images sont ralenties. Peut-on avoir une idée de ce que voit ou entend un animal? Une autre question que je me posais - peut-être devrais la poser au Guichet du savoir! La couleur rouge - ou autre - est elle une valeur "objective". Est ce que chacun de nous voit le même rouge?

C. a dit…

(Sur le dernier point seulement) Ce qu'il y a d'objectif dans la couleur, c'est la longueur d'onde. Qui, en soi, n'est pas spécialement colorée. Les couleurs et leurs mots (rouge, vert, bleu, etc.) correspondent au spectre (longueurs d'ondes électromagnétiques) émis par la matière et visible par l'oeil humain "normal". Plus précisément, cela correspond au nom donné aux variantes de ce spectre (l'interaction des émissions d'ondes de la matière et des cellules spécialisées de notre oeil / notre cortex visuel). L'IR ou l'UV existent comme longueurs d'ondes, par exemple, mais nous ne les percevons pas. Et un daltonien (terme regroupant plein de défauts de la rétine) n'aura pas d'expérience "subjective" de certaines couleurs "objectives" pour les non-daltoniens. C'est d'ailleurs à mon sens un exemple simple de "quale" (dimension personnelle, sensorielle et subjective de la conscience, pluriel qualia) typiquement réductible à la physique.