24.2.08

La singularité approche

L’univers et la vie inventent en permanence. La gravité, la sexualité ou l’esprit peuvent ainsi être considérées comme des inventions de la matière et de l’énergie. Dans son essai récemment traduit en français, l’ingénieur, essayiste (et prophète) Ray Kurzweil nomme « singularité » la prochaine grande invention de l’univers. Particularité : elle naîtra sur la planète Terre depuis l’espèce humaine, plus précisément depuis l’évolution technologique ayant pris le pas sur l’évolution biologique et fusionnant avec elle. La singularité telle que l’entend Kurzweil, c’est tout simplement le règne de l’information au sens fort du terme, c’est-à-dire « ce qui met en forme » l’ordre du cosmos comme du vivant. N’importe quel caillou de 1 kg contient quelques milliards d’atomes émettant des informations, même en l’absence de système nerveux ou simplement cellulaire. La vie est une forme plus sophistiquée de cette information, avec des arrangements atomiques complexes (les molécules comme l’ADN, l’ARN, les protéines, etc.) possédant des codes internes d’instruction, capables de donner naissance à des organismes assimilant l’énergie disponible de leur milieu. Ainsi, quelques milliers de gènes seulement emprisonnés dans une cellule unique vont produire en quelques mois un organe aussi complexe que notre cerveau. L’évolution technologique s’apprête à dépasser les meilleures réalisations de l’évolution physique et biologique pour ordonner la matière et l’énergie à partir de l’information.

Cette approche de l’information s’applique ainsi à l’espèce humaine et à ses produits intellectuels ou artefactuels : « Chaque forme de connaissance humaine ou d’expression artistique, nous explique Kurzweil, peut être exprimée comme une information digitale ». En analysant les progrès de l’humanité depuis le paléolithique, notre perspective est faussée. Nous voyons une lente croissance linéaire, alors que celle-ci est devenue exponentielle. La modernité comme explosion des connaissances scientifiques et des applications technologiques est ainsi le prélude de la singularité selon Kurzweil. L’exemple le plus célèbre de ce caractère exponentiel est la loi de Gordon Moore en informatique, formulée en 1965 par le co-fondateur d’Intel, prévoyant un doublement de puissance de calcul des processeurs tous les dix-huit mois à coût constant. Cette loi se vérifie depuis trente ans, malgré des phases de ralentissement. Nous en sommes déjà à l’échelle nanométrique (<100 style="font-style: italic;">

« J’appelle cette évolution technologique la loi des rendements croissants », nous confie Ray Kurtzweil (au passage, la traduction « loi du retour accéléré » dans la version française du livre est assez fantaisiste, et ce n’est pas un cas isolé). Sa conséquence la plus immédiate : vers 2020, nous atteindrons la capacité analytique d’un cerveau humain (environ 10^16 calculs par seconde) pour 1000 dollars ; vers 2040, et pour le même coût, on aura l’équivalent informatique d’un milliard de fois l’intelligence de toute l’espèce humaine réunie. Car pour Kurzweil, l’intelligence humaine est essentiellement du calcul : « Le cerveau connaît des processus digitaux et analogiques, ces derniers étant par exemple l’action des hormones ou des neuroransmetteurs ; or, outre le calcul digital en mode binaire, nous savons aussi simuler l’équivalent des procédés analogiques par des algorithmes ». Avec Marvin Minsky, Douglas Hofstadter, Alan Turing et quelques autres, Ray Kurzweil est évidemment un chaud partisan de ce que l’on appelle l’IA (intelligence artificielle) forte, c’est-à-dire l’hypothèse qu’il n’y aura pas de différences fondamentales entre une conscience et une machine simulant une conscience. Et dans son esprit, cela va bien au-delà du simple test de Turing où il est impossible de distinguer un homme d’une machine (placés derrière un mur) dans un dialogue courant : Kurzweil fait largement écho aux travaux contemporains de Stephen Wolfram, un mathématicien britannique de renommée mondiale ayant suggéré dans un essai récent (A New Kind of Science) que les automates cellulaires seront à même de modéliser et de comprendre la complexité de l’univers là où les mathématiques traditionnelles montreront de plus en plus leurs limites.

Ainsi, l’intelligence humaine se considère encore comme unique, et au pinacle de l’évolution, mais elle prépare en réalité l’émergence d’une intelligence bien supérieure, au regard de laquelle sa puissance de calcul sera celle d’un insecte. « Gardez à l’esprit que nous n’allons pas faire un bond de géant entre notre monde actuel et le monde tel que je le décris dans quelques décennies, précise Kurzweil. Nous irons de l’un à l’autre par des milliers de petites étapes, chacune petite et apparemment sans conséquence. C’est l’effet cumulé et convergent de ces avancées qui va modifier en profondeur ce que nous sommes ». On le voit dans bien des domaines. Les logiciels et matériels de jeux d’échec étaient terrassés par l’intelligence humaine, puis ils ont remporté les tournois. Les logiciels et matériels de bio-informatique peinaient à déchiffrer les séquences ADN en une décennie, puis ils analysent des génomes entiers en quelques jours. Les logiciels et matériels de neuro-imagerie observaient grossièrement des régions cérébrales assez larges, ils atteignent désormais la précision du neurone individuel.

Au-delà de ces considérations théoriques, quelles seront les conséquences concrètes de cette révolution en cours de l’intelligence artificielle ? Ce que l’auteur nomme « les trois révolutions GNR : génétique, nanotechnologie, robotique ». Non seulement l’humain va modifier la matière à un niveau jamais atteint (l’atome, les particules élémentaires), non seulement il va automatiser cette transformation intelligente de la matière, mais il va également se l’appliquer à lui-même en fusionnant son évolution biologique avec l’évolution technologique.

Quand on lui parle des résistances des mentalités à de telles modifications substantielles de l’humanité, Ray Kurtzweil s’amuse : « Mais vous avez déjà des cyborgs qui circulent autour de vous, les personnes atteintes de la maladie de Parkinson, dont les neurones ont été détruits et qui ont un ordinateur de la taille d’un pois implémenté dans le cerveau. La toute dernière génération de ces implants neuraux permet au patient de télécharger directement un nouveau logiciel depuis l’extérieur de son corps ». Et au-delà des cas particuliers de maladie ? « Distinguer la thérapie de l’amélioration est une catégorisation fallacieuse. Ce qui est ‘normal’ n’est pas évident : les capacités humaines ont une vaste gamme dans tous les domaines. Surtout, nous sommes l’espèce qui a l’habitude d’aller au-delà de ses limites. Nous ne sommes pas restés fixés au sol. Nous ne sommes pas restés sur notre planète. Nous ne sommes pas restés dans nos limites biologiques. L’espérance de vie était de 20 ans voici un millénaire, de 37 ans en 1800. Nous sommes la seule espèce à connaître ce genre de métamorphose. Il y a déjà beaucoup d’extensions informatiques que l’on peut placer dans notre corps et notre cerveau. Et nous finirons par considérer que c’est un excellent endroit pour les disposer ».
On ne s’étonnera donc pas que Ray Kurtzweil parte en guerre contre les innombrables interdits que la bio-éthique entend castrer nos progrès technoscientifiques : « C’est ce que j’appelle le fondamentalisme humaniste ou le fondamentalisme naturaliste. L’idée que l’on ne devrait pas changer la biologie humaine, ni même celle d’une tomate. Cette idée suppose que la nature est parfaite, mais ce n’est clairement pas le cas ».

Alors, délire futurologique ou anticipation géniale ? Rendez-vous dans quelques décennies pour le savoir. Le point nodal de la théorie de Kurzweil, comme de toute l’IA forte, c’est évidemment la transformation d’une puissance brute de calcul en intelligence adaptative et auto-organisatrice. Nous saurons assez rapidement s’il s’agit d’une vue de l’esprit ou d’une étape réelle – et radicale – de l’évolution.

Référence :
Kurzweil R. (2007), Humanité 2.0. La bible du changement, M21 Editions, Paris, 649 p. (éd. orig. : The Singularity Is Near. When Humans Transcend Biology, Penguin Books, 2006).

Illustrations : extraits de 2001 odyssée de l'espace (Stanley Kubrick, 1968).

Texte initialement paru dans Chronic’Art.

1 commentaire:

Unknown a dit…

Kurtzweil est un visionnaire. Mais Pendant qu'il joue avec les médias, d'autres travaillent et préparent la Singularité. Je vous encourage à lire mon livre "L'esprit, l'IA et la Singularité" que l'on peut acheter en ligne ici : Sur Lulu.com, et
vous saurez tout sur le sujet !
(PS: ce post à l'air d'une pub, mais ce n'est pas une pub. C'est une info.)