29.2.08

Désir, esprit, capital

Bernard Stiegler est philosophe, co-fondateur de l’association Ars Industrialis, directeur du département de développement culturel au Centre Georges Pompidou. Je présente et critique ici ses positions à partir de deux ouvrages récents. On lira également avec profit l’édition intégrale d’un entretien paru dans le magazine Chronic’Art.

Autodissolution de l’économie libidinale

La pensée très foisonnante de Bernard Stiegler n’étant pas simple à aborder dans le format du blog, on prendra l’aboutissement comme point de départ, à savoir la crise actuelle du capitalisme. Selon Stiegler, le capitalisme ne souffre pas seulement d’un épuisement des ressources matérielles, mais avant tout d’un épuisement des ressources symboliques. Nous vivons une phase d’extinction du désir qui est au fondement du développement industriel moderne. Toute économie est libidinale, mais le désir en question n’existe que s’il parvient à se projeter dans des consistances, opposées par l’auteur aux simples subsistances, c’est-à-dire des postures symboliques qui donnent leur sens à l’existence individuelle et collective en lui permettant de se dépasser dans un au-delà de sa condition présente. Ce désir accouche notamment des « singularités », c’est-à-dire des rencontres toujours singulières des individus entre eux, ou des individus avec leur société et leur époque. Or, le capitalisme contemporain organise une régression du désir dans la pulsion. Sous la pression d’un actionnariat attendant des retours sur investissement toujours plus rapides et élevés, ce capitalisme entreprend de détruire tout ce qui sépare l’individu de la consommation immédiate, répétée, compulsive, donc tout ce qui peut induire chez lui une mise en perspective critique de son comportement et, plus largement, une inscription de son existence dans un domaine non rentable et non calculable. La prolétarisation ne se fait plus seulement chez le producteur (privé du contrôle des moyens de production), mais aussi et surtout chez le consommateur (privé du contrôle conscient de sa consommation). L’expression la plus crue de cette tendance en a été donnée par un célébrissime propos de Patrick Lelay, alors PDG de la chaîne de télévision TF1, tenue en 2004 : « Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. »

Comment en est-on arrivé là ? Selon Stiegler, nous vivons l’âge culturel et cognitif du capitalisme, matérialisé par la place prépondérante des technologies de l’information et de la communication, elles-mêmes une branche de ce que les Anglo-Saxons appellent le complexe NBICT (Nanotechnology, Biotechnology, Information and Cognitive Technology). Ce capitalisme n’a rien d’immatériel, même s’il produit des choses moins palpables que le capitalisme industriel des XIXe et XXe siècles, comme des images ou des musiques, des loisirs ou des connaissances : il est au contraire « hypermatériel » selon Stiegler, au sens où il arraisonne la matière sur une nouvelle échelle qualitative, en la manipulant dans ses constituants premiers (atomes et molécules) et en la fusionnant avec l’information dont elle est porteuse. La numérisation est à cet égard une étape supplémentaire dans le processus de rationalisation du monde déjà décrit par Max Weber, processus assuré selon Stiegler par la forme compatible, calculable de la raison, c’est-à-dire la capacité de la raison à faire entrer le monde en équations, à imposer la prédictibilité des événements, à discrétiser le réel (la discrétisation est une méthode mathématique pour transformer un ensemble continu en sous-parties discontinues, « discrètes », et le rendre accessible à un modèle de résolution numérique). Ce capitalisme hypermatériel donne des pouvoirs accrus sur la réalité, mais ouvre également la possibilité d’une « société de contrôle » où les agents économiques entreprennent de formater les individus et les populations sous le seul prisme de leurs objectifs particuliers (le profit en dernier ressort).

Le capitalisme culturel-cognitif n’est pas seulement une entreprise de production de loisirs et de divertissements, il est aussi une méthode d’analyse des marchés et d’organisation du travail qui infuse peu à peu toutes les anciennes formes du capitalisme. Le marketing individualisé (rassembler toutes les informations sur un consommateur et sa niche) ou le knowledge management (optimiser chaque instant de production par l’analyse en temps réel des flux d’informations et de connaissances) en sont des illustrations. Sur le plan cognitif et culturel, ce capitalisme produit entre autres choses un affaissement de l’imaginaire et de l’intelligence, processus de « débilisation » croissante dont la télé-réalité est une illustration actuelle. Sur le plan humain, il accélère la « dissociation », l’incapacité à s’inscrire dans un sens et un destin collectivement partagés (« individuation physique et collective » que Stiegler reprend de Simondon).

Le diagnostic de Stiegler est donc fort sévère, mais on aurait tort de le classer dans la catégorie en pleine expansion des technophobes et autres adversaires du progrès. Au contraire, Stiegler assume la nécessité de poursuivre le capitalisme en changeant son esprit. De même, il considère que l’existence humaine s’inscrit par essence dans des techniques de description et d’appropriation du monde, qu’il nomme à la suite de Platon et Derrida les « hypomnemata » et qui organisent la « grammatisation » du réel, c’est-à-dire sa lecture et son écriture possibles par l’esprit, lecture et écriture qui peuvent être scientifiques, artistiques, religieuses, etc. selon l’hypomnèse choisie. Bref, pour Stiegler, la condition humaine est techno-logique dès l’origine, toute société humaine est un certain agencement de ses systèmes techniques, l’avenir sera toujours à l’industrialisation, quel que soit le nom exact que nous donnons à la forme dominante de la maîtrise technique de nos milieux. Aussi le philosophe oppose-t-il aux tendances abrutissantes du capitalisme hypermatériel la « valeur esprit » d’un autre capitalisme, tout aussi industriel et technologique, mais visant quant à lui à favoriser les processus d’as-sociation, d’individuation psychique et collective, visant en d’autres termes à élever et nourrir l’esprit plutôt qu’à le contrôler et à l’endormir. L’Europe en voie de constitution lui paraît le cadre d’instauration possible de ce capitalisme-là, à condition que les pouvoirs publics de ce côté-ci de l’Atlantique cessent d’être les remorques sans imagination des innovations nord-américaines et qu’ils osent une politique industrielle à hauteur des enjeux de la « société du savoir » en pleine émergence.

Le philosophe et la pétasse

Telles sont, résumées à grands traits, quelques-unes des analyses de Bernard Stiegler sur notre époque. J’en partage un certain nombre, mais je reste néanmoins sceptique sur d’autres points. Ce qui me gêne le plus, comme souvent avec la philosophie, c’est une certaine généralisation du propos, venant soit à manquer de précision sur ce que les concepts désignent dans la réalité, soit à pécher par un certain idéalisme. Prenons le désir, par exemple. D’abord, de quoi parle-t-on au juste ? Je l’ignore. Stiegler nous assure que le capitalisme est en passe de détruire le désir dans l’objet de consommation, mais cette assertion très générale est non démontrée, et peut-être non démontrable en l’état. Si par désir on entend une sorte de capacité à se projeter au-delà de son existence végétative et à ressentir une motivation pour ce qui nous excède, je ne pense pas un instant que tous les humains sont identiques devant le désir et j’estime qu’il y a dans l’abrutissement devant les médias de masse ou dans la consommation permanente une bonne dose de servitude volontaire. Autrement dit, tout le monde ne sublime pas de la même manière ses pulsions dans le désir. Certains Romains se satisfaisaient du pain et du cirque, certains Modernes se complaisent de l’hypermarché et de la télé : on pourrait peut-être cesser d’y voir la conspiration permanente d’un pouvoir dégradant, et envisager l’hypothèse certes inconfortable que ces plaisirs dégradés satisfont toujours une certaine proportion de la population. La massification n’a pas attendu TF1 ni Hollywood, elle a accompagné la modernité et elle a d’ailleurs toujours suscité le même type de critique désolée, surtout de la part de ceux qui voyaient leur rêve d’un peuple de citoyens éclairés se dissoudre dans la réalité d’une foule d’individus abrutis.

La médiatisation généralisée, qui caractérise l’étape actuelle du capitalisme, fait que cette médiocrité s’étale désormais largement et admire avec satisfaction son reflet dans le miroir de la télé-réalité ou du blog. Que certains marchands exploitent cette prédisposition à l’avachissement intellectuel et à la pauvreté symbolique n’a rien d’admirable, cela va de soi, mais cela ne signe pas non plus l’anéantissement de l’esprit – pas plus que celui-ci ne fut anéanti quand 90 % de la population passait sa courte vie aux travaux des champs, tâche peu gratifiante pour l’intellect, on en conviendra. (Au passage, le concept d’esprit n’est pas non plus défini avec une grande précision par Stiegler. Il laisse entendre qu’il le comprend au sens du « mind » anglais, tout en suggérant qu’il est différent d’un « ensemble e neurones » et en précisant à l’occasion que le religieux est « une dimension essentielle de la vie de l’esprit ». C’est assez inquiétant pour ceux qui considèrent — j’en suis — le reflux du religieux comme la condition déterminante du surgissement de l’esprit moderne et de son extraordinaire développement dans le domaine des sciences, des arts et des techniques…).

Constater l’appauvrissement du désir par sa marchandisation ou sa monétisation ne fait finalement que poser le contour du problème sans en explorer le cœur. Désirer, tendre vers le désirable, c’est toujours mobiliser une certaine quantité de ressource, d’énergie, trouver des moyens pour viser une fin. Or, l’argent est devenu en quelque sorte l’équivalent universel de cette ressource – au sens où l’argent mesure une certaine quantité d’énergie (de travail) que l’on redéverse ensuite dans l’échange. Mais cet argent en soi n’a ni odeur, ni couleur ni saveur, c’est-à-dire qu’à l’exception de quelques accumulateurs demi-pathologiques il n’est pas visé pour lui-même, mais pour ce qu’il permet, et ce qu’il permet est justement la réalisation de ses désirs. Peut-on en sortir ? L’histoire ne manque pas d’exemples de sociétés où l’argent avait une place bien moins importante que dans la nôtre. Mais, et ceci explique peut-être cela, les mêmes sociétés présentent des traits que notre mentalité moderne n’est plus disposée à accepter : faible circulation des élites et hiérarchies endogames, usage de la tradition ou de la force comme régulateur du rapport social, et surtout accès d’un petit nombre seulement aux biens et symboles de prestige (ou réputés tels). J’ajouterai que l’enfer (de la consommation, de la marchandisation ou de la monétisation), c’est toujours les autres. Quand un intellectuel accumule des livres dans sa bibliothèque, c’est pour satisfaire de louables penchants. Quand une jeune fille accumule des escarpins dans sa chambre, c’est pour obéir à un réflexe de pétasse. Pour un observateur neutre, l’un et l’autre ont pourtant le même type de comportement (accumuler des biens issus du marché en vue de renforcer leur prestige chez leurs pairs). On en revient donc toujours au même point : qui au juste, et avec quelle légitimité, décrète les formes abaissées et élevées du désir, les traits nobles et ignobles de l’esprit ? Platon, au moins, précisait que la cité idéale où le philosophe prend en charge ce genre de décret n’a rien de démocratique…

Je manipule, tu manipules, il manipule…

Autre constat principal de Stiegler : le capitalisme financiarisé manipule les esprits par diverses techniques de conditionnement et de management. C’est certainement exact, mais que peut-on réellement en conclure ? D'abord, tous les pouvoirs connus manipulent de cette manière leurs sujets et la manipulation publicitaire semble nettement plus inoffensive que les manipulations totalitaires ou autoritaires de jadis. Au-delà, il apparaît que la manipulation est le mode normal des relations humaines en général, des relations économiques ou commerciales en particulier. Certains anthropologues ont même fait l’hypothèse d’une « intelligence machiavélique » comme traits distinctif de la cognition des primates sociaux, de l’homme en particulier, c’est-à-dire d’une intelligence orientée vers le détournement des désirs et volontés d’autrui. Pour critiquer la manipulation, on présuppose souvent qu'il existerait un mode non-manipulatoire d'être-ensemble, un mode parfait où toute l'information disponible serait transparente à tous, où chacun aurait l'égale capacité d'analyser cette information pour en déduire le comportement conforme à ses désirs ou à ses intérêts. J'en doute. Le cerveau paraît programmé pour croire plutôt que critiquer et, toutes choses égales par ailleurs, il paraît moins dangereux qu'il croie dans les vertus d'une lessive plutôt que dans les commandements d'un dieu. Ce qui précède ne signifie pas que j'approuve en soi la manipulation publicitaire, mais qu'à tout prendre, elle semble assez bénigne. Il est fort utile de la décrire et de l'analyser, comme tout phénomène social, mais assez vain d'espérer sa disparition prochaine ou d'y voir un péril majeur de notre temps.

Ce qui précède mène évidemment à douter des effets réels d’une politique publique nationale ou européenne en matière de technologie de l’esprit. Il faut dire que les contours de cette politique sont particulièrement flous chez Stiegler. S’agit-il seulement d’augmenter les budgets alloués par l’Union européenne au programme-cadre de recherche et développement technologique (PCRDT) ? On ne pourrait évidemment que s’en féliciter, la coûteuse politique agricole commune ne semblant pas vraiment l’enjeu décisif du siècle à venir. Et à côté de l’incitation publique, il y a certainement d’autres moyens de booster une recherche européenne faisant souvent pâle figure à côté de ses compétiteurs américains et asiatiques. On imagine cependant que « l’écologie industrielle de l’esprit » demande plus que des investissements budgétaires dans la recherche, mais on ne sait pas au juste comme un État, fut-il fédéral et européen, peut élever l’esprit de ses citoyens, ni décréter quels sont les désirs « recevables ». Par l’éducation ? Pourquoi pas à nouveau, mais les meilleurs systèmes éducatifs n’ont jamais empêché une bonne partie de ceux qui en sortaient de se noyer dans les délices de la consommation ou de se vider les neurones devant les spectacles conçus pour cela. Bref, on aimerait en savoir plus sur le contenu d’un programme aux annonces ambitieuses mais à la faisabilité assez problématique au premier abord.

Au-delà de l’effet de séduction d’une lutte affichée contre le conformisme et l’abrutissement, je reste donc dans l’expectative sur la valeur du diagnostic et des remèdes proposés par Bernard Stiegler.

Références :
Stiegler B. (2008), Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Mille et Une nuits.
Stiegler B. et Ars Industrialis (2006), Réenchanter le monde, la valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion.

Illustration : Patricia Piccini, The Young Family (2002),

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