6.8.08

Sur le Mutation (5) : cerveau-monde, évolution artificielle et autosélection

La vie est un équilibre instable à la confluence de deux grands défis posés à son existence matérielle : capter l’énergie et traiter l’information. L’énergie est nécessaire au métabolisme de croissance, survie, reproduction et chaque organisme est en quête de ressources nutritives. L’information est tout aussi indispensable. Au sens large, l’organisme est une somme d’informations internes et externes, la réalisation d’un programme dans un milieu. La pression sélective pour capter des informations pertinentes sur son environnement interne ou externe a notamment conduit à l’émergence de cellules spécialisées formant le système nerveux central et périphérique (SNCP). On peut le voir comme une interface par laquelle le réel s’imprime sur ou dans un organisme, modifiant en conséquence son comportement. Après les gènes, les neurones sont l’une des inventions les plus extraordinaires de la vie. Ces cellules, ou réseaux de cellules, produisent l’action, la perception, la sensation, la motivation, la cognition, elles construisent la représentation du monde par le vivant, et cette représentation possède sa part d’autonomie. On revient ici à la variation et à la différence : d’une part, le SNCP est un programme d’analyse des variations du réel (par exemple les variations entre l’acide et le basique, le rouge et le vert, le chaud et le froid, etc.) ; d’autre part, le SNCP est un système de production de différences, parce que chaque perception diffère dans le détail, et cela alimente toute une série de différenciations subséquentes dans le comportement et la cognition de l’organisme doté d’un système nerveux.

Homo sapiens est un primate à gros cerveau, c’est-à-dire que la pression de sélection de l’évolution s’est notamment exercée sur son SNCP, aboutissant à une encéphalisation rapide, ainsi qu’à des propriétés émergentes comme la conscience et le langage. Je n’entrerai pas ici dans le débat passablement complexe de la singularité humaine en ce domaine. Disons simplement que la conscience humaine est une forme particulière de la cognition animale, le langage humain une forme particulière de la communication animale. Quoi qu’il en soit, tout tient dans un organe, le cerveau. La rapide évolution de la taille du cerveau est en effet considérée comme l’une des caractéristiques essentielles de l’histoire récente des hominidés. Le phénomène semble obéir à une tendance de fond, puisque l’on a montré que l’apparition de nouveaux groupes animaux s’est toujours accompagnée d’une augmentation du volume relatif du cerveau. Le processus est perceptible depuis 100 millions d’années chez les vertébrés : à l’archicortex des reptiles se sont ajoutés le paléocortex et le système limbique des mammifères primitifs, puis le neocortex des mammifères, qui représente à lui seul la moitié de leur cerveau. Toutefois, si l’on étudie le coefficient d’encéphalisation, c’est-à-dire la taille du cerveau rapportée à celle du métabolisme basal, l’homme se situe nettement au-dessus de toutes les autres espèces. Le cerveau des derniers australopithèques occupait 450 cm3 et celui des hommes actuels atteint 1350 cm3 en moyenne (640 cm3 pour Homo habilis, 940 cm3 pour Homo erectus). Le volume cérébral a donc triplé en 2 millions d’années — phénomène dont on n’a retrouvé à ce jour aucun équivalent dans les archives du vivant. Par rapport à nos plus proches cousins primates, les chimpanzés, le cerveau humain se distingue par plusieurs traits : spécialisation poussée de chaque hémisphère, aires corticales sensori-motrices plus développées (usage des mains), croissance du cortex préfrontal et des lobes temporaux liés aux fonctions cognitives supérieures (langage, anticipation, traitement de l’information). Logiquement, ce cerveau humain surdimensionné est très gourmand en énergie : 20 % des ressources totales, contre 13 % pour les primates non-humains, 2 à 8 % pour les autres vertébrés.

Pour l’humain comme pour tout autre animal se pose le défi de la survie et de la reproduction, c’est-à-dire de l’adaptation au sens darwinien. L’existence de la conscience et du langage, ainsi que la disposition du corps (bipédie, mains agiles), va déterminer chez l’homme une stratégie adaptative particulière, parfois appelée « construction de niche » par les biologistes et écologistes. Dans cette stratégie, l’organisme ne se contente pas de subir son milieu, mais entreprend de le transformer. On sait aujourd’hui qu’il existe des cultures et des techniques chez les animaux non-humains ; mais les espèces humaines ont accentué le processus plus qu’aucune autre avant elles dans l’évolution. L’homme construit le monde où il se développe, qu’il s’agisse du monde abstrait des croyances et des connaissances ou du monde concret des techniques et des usages. Nature et culture, nature et artifice, nature et technique, nature et histoire… ces concepts souvent opposés par la philosophie sont au contraire réconciliés chez l’homme, c’est-à-dire que l’histoire, l’artifice, la culture ou la technique sont les formes naturelles de l’existence humaine — naturelles au sens où elles émergent spontanément des programmations génétiques et neuronales de l’animal humain. L’homme ne vit pas dans un monde sauvage, mais dans un milieu artificiel faisant écran au monde sauvage, un milieu artificiel lui permettant de survivre et de se reproduire, lui permettant aussi le plein développement de ses capacités cognitives au cours de l’existence.

L’homme ne présente ni pelage ni fourrure, ni crocs ni griffes, beaucoup de ses sens sont émoussés par rapport à ceux de ses congénères animaux. Pour se protéger des rigueurs ou des aléas de son milieu comme de la compétition des autres espèces sur son territoire, cet homme a donc développé des techniques symboliques de consolidation des groupes (rites, récits, chants, musiques), des techniques cognitives de représentation de son environnement (religions, philosophies, sciences), des techniques matérielles de transformation de cet environnement (agriculture, artisanat, industrie). Par ailleurs et concomitamment, le développement de son cerveau a doté l’homme de propriétés émergentes étrangères au reste du vivant, ou alors bien plus raffinées que celles préexistantes : le sens du vrai et faux, du bon et du mauvais, du beau et du laid, etc. La plupart de ces traits sont innés, de sorte que l’homme est, dès la naissance, l’animal qui valorise et qui vérifie. Un aspect important de ce processus est son caractère ouvert et mobile : bien loin d’être programmé à une production répétitive et univoque, le cerveau humain se caractérise par la plasticité et la connectivité de ses réseaux neuronaux en interne, la diversité et l’évolutivité de ses émotions, de ses sentiments, de ses réflexions.

Une conséquence de l’évolution récente du cerveau humain est l’émergence d’une troisième forme de sélection dans l’évolution : à côté de la sélection naturelle (survivre) et de la sélection sexuelle (se reproduire), et intriquée en elles, les espèces humaines évoluent dans une sélection artificielle. Au sens large, le fait de survivre et de se reproduire tient en partie à l’adaptation de l’individu au cadre artificiel créé avec ses congénères : c’est la raison pour laquelle le cerveau et les capacités associées ont connu cette évolution rapide, les moins adaptés au cadre sociotechnique et à ses contraintes cognitives ayant été exclus du pool génique de l’espèce. Survivre est devenu l’objet de règles (variables) fixant le partage des biens au sein du groupe ou entre les groupes tout comme se reproduire est devenu l’objet de règles (elles aussi variables) fixant l’accès aux partenaires sexuels. La signification de ces règles : l’homme est devenu le producteur autonome des conditions particulières de variation, sélection et adaptation caractérisant l’évolution biologique. Celle-ci continue d’imposer sa loi, comme à tous les êtres vivants, mais l’espèce humaine est capable de l’orienter dans tel ou tel sens. En d’autres termes, l’humanité apparaît comme une espèce autosélective. Et le cerveau humain étant poreux à toute sorte de croyance orientant le comportement, cette autosélection a pu prendre les formes brutales de l’eugénisme, de la guerre ou du génocide.

La seconde nature culturelle / artificielle accompagnant l’expérience humaine est elle-même l’objet d’une évolution, c’est-à-dire que loin d’être figée, elle se transforme. Que l’on examine une langue, une croyance, une discipline de l’esprit ou un dispositif technique, et l’on observe toute une série de variations dans la longue durée : des détails s’ajoutent, d’autres disparaissent, le résultat final est souvent bien différent du matériau initial. Et bien sûr, tout comme l’évolution biologique est un grand cimetière d’espèces, l’évolution culturelle connaît des extinctions : des langues, des croyances, des techniques peuvent disparaître totalement de l’esprit et de la pratique des hommes, soit parce que les hommes qui les véhiculaient ont disparu, soit parce qu’elles ne sont plus adaptées à leur temps. On a qualifié de « mémétique » cette évolution culturelle, avec le mème comme unité culturelle de base, comparable au gène de l’évolution biologique. Peu importent les dénominations, le point notable est la similitude des processus : une mutation aléatoire surgit (nouvelle idée, nouvelle pratique, nouveau mot, etc.), elle se répand (de manière horizontale dans les populations, puis de manière verticale à travers les générations), elle a des compétiteurs (autres idées, autres pratiques, autres mots, etc. .) dans sa niche écologique (le cerveau humain), elle connaît une reproduction différentielle par rapport à eux (elle est conservée ou non, elle occupe une place dans un nombre plus ou moins important de cerveaux), elle est modifiée au fur et à mesure de ce cheminement.

Depuis le feu jusqu’aux centrales nucléaires, depuis la parole jusqu’aux ordinateurs, les espèces humaines ont donc créé les conditions d’existence de leur évolution culturelle superposée à leur évolution biologique, c’est-à-dire qu’ils ont instauré des infrastructures de mise à disposition de l’énergie et de l’information, les deux ingrédients indispensables de toute évolution. La naissance de l’agriculture et de l’artisanat, puis de l’industrie, permit de mobiliser l’énergie stockée dans la matière pour nourrir des populations de plus en plus nombreuses d’humains et pour organiser une transformation de plus en plus complexe du monde. Le stockage et la transmission de l’information se placèrent au cœur de l’évolution culturelle, avec notamment la mise au point de systèmes de mémoire exosomatique, dépassant les limitations du cerveau biologique individuel, système dont le plus notable est l’écriture. Alors que la transmission orale se rapprochait encore de l’imitation à l’œuvre dans le monde animal, et se trouvait réduite par nécessité à des petits groupes vivant en proximité, la transmission écrite des savoirs et des expériences a permis une accumulation et une accélération de la création culturelle. De même que la biosphère était le lieu de compétition et de coopération des espèces, l’infosphère est devenue le lieu de compétition et de coopération des idées et des pratiques. De là procède l’enjeu fondamental des inventions modernes en ce domaine (de l’imprimerie à l’Internet) : le terrain même de la production et de la sélection des informations a basculé, cela affectera en retour la destinée humaine aussi sûrement et aussi profondément que l’écriture le fit au Néolithique.

A ce stade, on peut déjà mesurer l’ampleur des bouleversements accomplis récemment dans notre représentation de nous-mêmes et de notre monde. Voici quelques siècles, voire quelques décennies, la représentation dominante de l’humanité en Occident était celle d’une espèce immuable, composés d’individus égaux en essence, ayant reçu d’un dieu les vérités éternelles et indispensables à sa représentation de l’univers comme de la société. En dehors de l’Occident, le dieu n’était pas nécessaire, l’égalité non plus, mais les groupes n’en vivaient pas moins dans une répétition tranquille des traditions locales héritées du passé, l’horizon principal de la génération présente consistant à reproduire ce passé dans l’avenir, et ce processus très lent ne permettait pas de percevoir les changements déjà à l’œuvre. Aujourd’hui, le tableau a été bouleversé de fond en comble par les sciences de l’évolution, de la cognition et du comportement, ainsi que par les transformations récentes de la civilisation matérielle : l’humanité apparaît comme une espèce transitoire au sein du vivant, composée d’individus et de populations présentant toutes sortes de différences biologiques et culturelles, sans aucun dieu ni aucune autorité sacrale susceptible de figer ses représentations symboliques ou intellectuelles, transformant son milieu à une telle vitesse que les nouvelles générations voient déjà s’effacer le monde de leurs parents. La vision fixiste de l’homme, de la société et de l’univers est morte au XXe siècle, non sans résistances idéologiques dont nous reparlerons en détail.

Le Mutant se définit d’abord comme l’être vivant dans cette nouvelle conscience de soi. Son siècle s’ouvre. Il sera celui d’enjeux inédits dans l’histoire et dans l’évolution humaines.

Illustrations : Olivier Goulet, Rezo de cerveaux / Brain network, 2005

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"... l’humanité apparaît comme une espèce transitoire au sein du vivant". Est-ce que le vivant n'est pas lui-même une entité transitoire au sein du cosmos.