5.8.08

Schizo-évolution : l'ordre au bord du chaos

Connues depuis l’Antiquité mais décrites pour la première fois de manière systématique en 1911 par le psychiatre suisse Eugen Bleuler, la schizophrénie et les psychoses associées comptent parmi les plus répandues des pathologies mentales. L’incidence à l’échelle d’une vie est estimée à un adulte sur 100. L’héritabilité est forte, 73-90 % selon les travaux. L’International Schizophrenia Consortium, formé par 11 instituts américains et européens, vient de publier l’une des plus importantes analyses génomiques de cette maladie. Un premier travail, portant sur 3391 malades et 3181 parents non affectés, a permis de cibler les CNV associés à la schizophrénie. Ces variations du nombre de copies (CNV pour copy-number variant) concernent quelques milliers à quelques millions de paires de bases. Elles prennent la forme d’insertions, de suppressions ou d’inversions dans l’écriture des paires de bases sur les chromosomes. Les 66 CNV de novo identifiées ont été ensuite réanalysée sur 1433 patients comparés à 33.250 cas de contrôle. Trois délétions sur les chromosomes 1 et 15 sont particulièrement associées au risque de développer la psychose, ainsi qu’une autre sur le chromosome 22, déjà connue par des analyses antérieures.

Indépendamment de ce travail, une autre équipe de chercheurs s’est intéressée aux bases moléculaires de la schizophrénie dans une perspective évolutive. La plupart des pathologies mentales posent en effet un intéressant problème pour la théorie de l’évolution : invalidantes pour l’existence personnelle et sociale, elles diminuent la probabilité de survie et de reproduction de leurs porteurs. Et pourtant, leur prévalence reste élevée. Philipp Khaitovich et ses collègues ont rassemblé 22 processus biologiques se déroulant dans le cerveau humain, connus pour avoir subi une sélection positive au cours de notre espèce. Ils ont ensuite analysé l’expression de16.815 gènes exprimés dans le cerveau, chez 105 patients schizophrènes. Résultat : 6 des 22 domaines à évolution récente sont concernés par des variations génétiques chez les patients schizophrènes, et ils concernent le métabolisme énergétique (au sens large, l’utilisation de l’énergie pour produire des métabolites comme les sucres, les acides aminés, les acides nucléiques type ARN, les protéines). Une étude parallèle menée chez 10 schizophrènes, 10 sujets sains, 5 chimpanzés et 5 macaques, a mis en évidence la nature de certains de ces changements dans les cellules du cortex préfrontal, changements à la fois sélectionnés au cours de l’hominisation et altérés chez les psychotiques : ils concernent dans cette région cérébrale la concentration variable de métabolites énergétiques (créatine, lactate), lipidiques et membranaires (acétate, choline et dérivés), ainsi que de neurotransmetteurs (choline, glycine).

Notre cerveau est gros et très gourmand en énergie (20 % des ressources totales, contre 13 % pour les primates non-humains, 2 à 8 % pour les autres vertébrés). Comme le soulignent les auteurs, « dans l’évolution humaine, la croissance disproportionnée de la taille du cerveau résulterait d’une croissance de la longueur et du diamètre des connexions neurales ainsi que du nombre de synapses, augmentant d’autant les demandes en énergie associées au maintien du potentiel membranaire et à la production de neurotransmetteurs. Etant donné que la période relativement courte de 2 millions d’années au cours desquelles cette croissance cérébrale a eu lieu n’a pas permis pas une forte optimisation, il est concevable que le cerveau humain se situe au plus proche de la limite de ses capacités métaboliques. En conséquence, toute perturbation des niveaux normaux de métabolisme énergétique doit affecter de manière négative le fonctionnement de ce cerveau, menant aux diverses dysfonctions cognitives humaines ».

Ainsi, notre cerveau serait en quelque sorte en « flux tendu » pour maintenir son équilibre fonctionnel récemment acquis dans l’évolution, et les altérations dans les gènes permettant cet équilibre se traduiraient par certaines pathologies psychiatriques, dont les psychoses. La cognition « normale » est un ordre fragile, toujours au bord du chaos mental.

Références :
International Schizophrenia Consortium (2008), Rare chromosomal deletions and duplications increase risk of schizophrenia, Nature, online pub., doi:10.1038/nature07239
Khaitovich P. et al. (2008), Metabolic changes in schizophrenia and human brain evolution, Genome Biology, 9:R124doi:10.1186/gb-2008-9-8-r124
Stefansson H. et al. (2008), Large recurrent microdeletions associated with schizophrenia, Nature, online pub., doi:10.1038/nature07229

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