1.8.08

Sacré, violence, capital

Relevant que Radovan Karadzic était poète avant d’être chef de guerre et homme politique, et que sa poésie fut nécessaire pour porter à son point d'incandescence l’identité serbe et les sacrifices qu’elle appelait, le philosophe, psychanalyste et essayiste Slavoj Zizek note dans Le Monde :

« Nous pouvons expliquer la prédominance de la violence au nom de causes religieuses (ou ethniques) par le fait que notre époque se veut post-idéologique. Puisque la violence de masse, c'est-à-dire la guerre, ne permet plus de mobiliser autour de grandes causes publiques, puisque notre idéologie hégémonique nous exhorte à jouir de la vie et à réaliser notre moi, il est difficile pour la plupart des gens de surmonter leur répugnance à torturer et à tuer un autre être humain. La grande majorité des gens sont spontanément moraux : tuer constitue pour eux un acte profondément traumatique.

C'est pourquoi les pousser à accomplir de tels actes nécessite de recourir à une Cause supérieure, à l'aune de laquelle les petites angoisses individuelles à propos du meurtre semblent triviales. L'appartenance religieuse ou ethnique remplit parfaitement ce rôle. Il se trouve bien entendu des athées pathologiques qui sont capables de commettre des massacres juste pour le plaisir, mais il s'agit de rares exceptions. La majorité a besoin d'être anesthésiée contre sa sensibilité élémentaire à la souffrance de l'autre. Pour ce faire, une cause sacrée est nécessaire. »

Je serais presque d’accord avec Zizek, sauf que la notion de « cause sacrée » va au-delà de la religion ou de l’ethnie : même la plus matérialiste et la plus athée des idéologies modernes, le communisme, n’a pu se développer que par des processus rhétoriques et psychologiques de sacralisation et d’identification n’ayant rien à envier aux structures traditionnelles de la sacralité et de l’identité. Ce qui me remet en mémoire cette observation d’Alain Badiou (in Manifeste pour la philosophie, Seuil, 1989, p. 37) :

« Pour Marx comme pour nous, la désacralisation n’est nullement nihiliste, pour autant que ‘nihiliste’ doit signifier ce qui prononce que l’accès à l’être et à la vérité est impossible. Tout au contraire, la désacralisation est la condition nécessaire pour qu’un tel accès s’ouvre à la pensée. C’est évidemment la seule chose qu’on puisse et qu’on doive saluer dans le capital : il met à découvert le multiple pur comme fond de la présentation, il dénonce tout effet d’Un comme simple configuration précaire, il destitue les représentations symboliques où le lien trouverait un semblant d’être. Que cette destitution opère dans la plus grande barbarie ne doit pas dissimuler sa vertu proprement ontologique ».

C’est finalement cela qui m’intrigue chez certains contempteurs du capitalisme – j’entends les modernes, pas les antimodernes : ils sont obligés d’admettre que le capital nourrit la plus puissante logique d’individualisation, de rationalisation, d’égalisation, d’universalisation et de désacralisation ; ils devraient reconnaître que toutes les alternatives s'alimentant du manque né d’un tel processus se sont révélés des catastrophes de l’esprit et du corps (du nationalisme au communisme, du fascisme à l’intégrisme) ; ils continuent néanmoins de désigner le capitalisme comme l’ennemi prioritaire de leur projet d’émancipation, reprenant une rengaine biséculaire dont les expériences désastreuses semblent sans effet pédagogique réel.

Aucun commentaire: