30.4.08

Post-salariat, économie à deux vitesses et fracture cognitive

Prix Nobel de la Paix (2006), Muhammad Yunus a contribué au lancement de la Grameen Bank et du microcrédit aux plus pauvres. Il reconte cette expérience et donne des idées dans un entretien au Monde 2. Dont cet extrait concernant le salariat.

Dans l'Occident riche, vous ne proposez qu'un seul type d'emploi, salarié, pour un patron, une entreprise. Entendez-moi bien : je soutiens toute forme d'embauche et d'industrie, toute politique de l'emploi. Mais ne promouvoir que le salariat me semble terriblement limité. Voir seulement l'homme comme un être recherchant une paie me semble une conception étroite de l'humain. C'est une forme d'esclavage.(…)
Aujourd'hui, dans les pays du Nord, chaque enfant travaille dur à l'école pour obtenir un bon travail. C'est-à-dire un bon salaire. Adulte, il travaillera pour quelqu'un, deviendra dépendant de lui. L'être humain n'est pas né pour servir un autre être humain. Un travailleur indépendant, qui tient une échoppe par exemple, travaille quand il en a besoin. Si certains jours il ne veut pas travailler, il le peut. Il a fait sa journée, il profite un peu de la vie. Il n'a personne à prévenir s'il a une heure de retard. Il ne s'inquiète pas de perdre une partie de son salaire. Quand nous étions des chasseurs-cueilleurs, nous n'étions pas des esclaves, nous dirigions nos existences. Des millions d'années plus tard, nous avons perdu cette liberté. Nous menons des vies rigides, calées sur les mêmes rythmes de travail tous les jours. Nous courons pour nous rendre au travail, nous courons pour rentrer à la maison. Cette vie robotique ne me semble pas un progrès. Avec le salariat, nous avons glissé de la liberté d'entreprendre et d'une certaine souplesse de vie vers plus de rigidité. J'ai un salaire, un patron, je dois faire mon job que cela me plaise ou non, car je suis une machine à sous. C'est là le danger global des structures économiques actuelles, de la théorie dominante. L'homme est considéré comme un seul agent économique, un employé, un salarié, une machine. C'est une vision unidimensionnelle de l'humain. Le salariat devrait rester un choix, une option parmi d'autres possibilités.

En soi, le propos semble juste et il y a d’autres choses fort intéressantes dans ce papier. Mais il se peut bien que Yunus décrive là une direction inévitable du capitalisme cognitif, et une direction qui ne sera pas forcément jugée très progressiste.

La création de valeur dépend de plus en plus de la mobilisation du travail intellectuel, mais celui-ci n’est pas uniformément réparti dans la société. Par exemple, le QI moyen est de 100 dans toute population. Or, d’innombrables études dans les sociétés industrialisées montrent que le QI est déjà un facteur prédictif de la réussite scolaire, universitaire, professionnelle et socio-économique. La pression nouvelle exercée sur les capacités cognitives va accentuer cet état de fait et condamner une partie de la population (celle dont le QI est inférieur à 100) à connaître moins d’opportunités de carrière ou de progressions de carrière. Sauf à nier l’évidence, un individu ayant un QI de 80 ou de 90 aura bien des difficultés personnelles à prospérer dans des secteurs où l’on vante le raisonnement abstrait pour des tâches complexes, la fluidité et la créativité intellectuelles, la capacité à s’adapter en permanence à de nouveaux outils, l’aptitude à changer d’orientation et de formation en se coulant rapidement dans un nouveau cadre de production, etc. En fait, ce type d’intelligence dit fluide (Gf) n’évolue plus à partir de l’âge adulte – et quelque soit leur niveau cognitif, beaucoup ont au contraire tendance à développer une intelligence dite cristallisée (Gc), c’est-à-dire associée à des savoir-faire spécifiques. Mais ce sont justement ces cristallisations que le capitalisme cognitif menace en valorisant la mobilité et la réactivité au cœur de chaque trajectoire individuelle.

Dès lors, l’économie sociale et informelle que Yunus appelle de ses vœux pourrait apparaître comme une solution, mais elle avaliserait du même coup une économie à deux vitesses, avec un secteur globalisé, concurrentiel, à haute valeur cognitive ajoutée et un secteur localisé, informel, à faible valeur cognitive ajoutée. Certains pays en développement peuvent adopter assez facilement ce schéma de transition, parce qu’ils n’ont pas les mêmes structures sociales que l’Occident, une vie communautaire plus dense, une classe moyenne moins étendue, un manque d’infrastructures pour garantir l’éducation de qualité à tous, etc. Mais les sociétés occidentales ont vécu sur un schéma opposé, avec l’imaginaire du salariat à vie et de l’ascenseur social garanti comme horizon d’équilibre et de sécurité des nouvelles générations. Ce thème d’une nouvelle fracture socio-cognitive ayant pour axe l’accès aux réseaux rejoint les problématiques ouvertes par Alexander Bard et Ian Soderqvist dans les Netocrates.

Voir également : Huit thèses sur le capitalisme cognitif et les neurodevenirs.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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La fracture cognitive est sans effet lorsque jouent certains phénomènes anciens comme celui de l'offre et de la demande.

On peut être avocate d'affaire, par exemple, et être obligée de travailler comme salariée dans une entreprise pour pouvoir payer son loyer et son beefsteack, quitte à souffrir un véritable martyre à cause de la promiscuité de ceux dont l'entreprise impose le voisinage.

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