13.6.08

Steven Pinker : la stupidité de la dignité

Nous avions déjà signalé ici combien le concept de dignité humaine est vide de sens et sert essentiellement d’instrument rhétorique pour les bio-éthiciens conservateurs, souvent religieux. L’actualité revient sur ce sujet avec la publication en mars d’un volumineux rapport de 555 pages par le Conseil de bio-éthique mis en place en 2001 par Georges W. Bush, rapport intitulé Human Dignity and Bioethics. Dans une tribune au vitriol de la New Republic, « La stupidité de la dignité », le psychologue de Harvard Steven Pinker livre son analyse de ce rapport.

Il en souligne d’abord le contexte général : « Bien des gens sont vaguement inquiets par les développements (réels ou imaginaires) qui pourraient modifier les corps et les esprits dans de nouvelles directions. Les romantiques et les Verts tendent à idéaliser la nature et à diaboliser la technologie. Les traditionalistes et les conservateurs n’accordent par tempérament aucune confiance au changement radical. Les égalitaires se font de souci sur la compétition farouche pour les techniques d’amélioration. Et chacun peut avoir le réflexe ‘beurk’ en observant les manipulations sans précédent de notre biologie ».

Pinker en vient ensuite à l’analyse du rapport. La bio-éthicienne Ruth Macklin, qui avait fait sensation en 2003 en déclarant que la dignité est un concept inutile et qui a partiellement motivé le travail, n’a pas été invitée à exposer ses vues ou à répondre à ses critiques. Sur les 23 intervenants, quatre (dont le président du Conseil) sont des avocats ardents de la place de la religion dans les affaires publiques (Leon Kass, David Gerlentner, Robert George, Robert Kraynak) et onze autres travaillent dans des institutions chrétiennes (dont neuf catholiques). Aucun des contributeurs n’est chercheur en science de la vie, ni psychologue, ni anthropologue, ni sociologue ni historien. Nombre d’auteurs ne dédaignent pas fonder la dignité humaine sur leur lecture de la Bible, parfois littérale. Au point que Pinker s’emporte : « Comment les États-Unis, locomotive mondiale de la science, sont arrivés à cette situation où ils abordent les problèmes éthiques de la biomédecine du XXIe siècle en utilisant des histoires bibliques, de la doctrine catholique et des allégories rabbiniques confuses ? » Le psychologue pointe notamment le rôle important de Leon Kass dans cette affaire, président du Conseil de bioéthique mis en place par Bush, figure centrale et institutionnelle de la réflexion nord-américaine, n’ayant jamais caché son hostilité aux avancées de la biomédecine depuis les premiers bébés-éprouvette dans les années 1970.

Au-delà du cas Kass, Pinker pointe l’influence croissante des « Theocons » (Damon Linker) dans la vie intellectuelle américaine, c’est-à-dire des conservateurs d’inspiration religieuse. « Depuis deux décennies, un groupe d’activistes intellectuels, dont beaucoup ont sauté de l’extrême gauche à l’extrême droite, nous a pressés de repenser les racines de l’ordre social américain issues des Lumières. La reconnaissance du droit à la vie et à la liberté, la poursuite du bonheur et le mandat du gouvernement de protéger ces droits sont bien trop tièdes pour une société pleinement morale. Cette vision appauvrie n’a mené qu’à l’anomie, à l’hédonisme et à un comportement immoral rampant, illustré par les naissances illégitimes, la pornographie et l’avortement. La société devrait viser plus haut que cet individualisme creux et promouvoir la conformité à des standards moraux plus rigoureux, ceux qui pourraient s’imposer à nos comportements par une autorité plus grande que nous-mêmes ». À quelques détails près, cette déferlante conservatrice existe aussi bien en Europe où elle bénéficie d’une moindre attention aux libertés individuelles et aux droits de l’homme, d’une emprise ancienne de l’Église catholique, d’un rôle plus important de l’État dans la direction des comportements sociaux, notamment dans la gestion biomédicale de la société.

Enfin, Steven Pinker expose ses raisons de douter de l’intérêt du concept de dignité : la dignité est relative (à l’époque, au lieu, au point de vue de l’observateur) donc subjective ; la dignité est fongible (au sens où, en permanence, nous accomplissons des actes peu dignes parce que nous préférons valoriser notre vie, notre santé ou notre sécurité) ; la dignité peut être dangereuse. Laissons-le conclure : « Même si les progrès ne sont retardés que d’une décennie par les moratoires, la paperasserie et les tabous fondateurs (pour ne rien dire des menaces de procès), des millions de gens souffrant de maladies dégénératives ou manquant d’organes vont souffrir et mourir sans nécessité. Et cela serait le plus grand affront à la dignité humaine, après tout. »

PS : dans le dernier Nature, un éditorial revient sur ces questions. Il mentionne notamment le cas de la Suisse qui a voté en 2004 une loi protégeant la dignité des plantes, des animaux et de toutes les formes de vie. Deux universités ont été obligées de faire appel à la Cour suprême pour préserver des conditions raisonnables de travail.

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