11.11.08

L'énigme de l'héritabilité manquante

La génomique individuelle se mondialise à son tour : après les stars occidentales (James Watson, Craig Venter), les deux premiers séquençages complets d’individus non-européens sont publiés cette semaine dans Nature : un Chinois de l’ethnie Han et un Africain de l’ethnie Yoruba, dont les gènes ont été respectivement analysés par les équipes de Jun Wang (Institut de génomique de Pékin) et de David Bentley (Illumina Cambridge, Royaume-Uni). Les chercheurs ont utilisé pour cela un nouvel outil de séquençage haut-débit (Illumina GA) : en un seul cycle, ce séquenceur produit trois à quatre fois plus d’informations, déchiffrant par fluorescence des paquets de 35 nucléotides. Le travail sur les deux nouveaux génomes a confirmé la variabilité interindividuelle sur trois niveaux : les SNPs bien connus (polymorphisme d’un seul nucléotide) ; les insertions / délétions de plusieurs nucléotides ; les variations structurelles (lorsque plus de 1000 nucléotides sont insérés ou supprimés d’une séquence ADN) dont les variations du nombre de copies (CNVs, lorsque des segments d’ADN sont dupliqués à l’identique), ayant été récemment impliquées dans de nombreux traits pathologiques ou non.

Dans un papier de commentaire, Brendan Maher pose le problème intéressant des «gènes manquants». De nombreux traits humains ont montré une forte héritabilité : plus de 80% pour certaines formes d’autisme ou de schizophrénie, pour l’intelligence, pour la taille, par exemple. Or, les généticiens peinent à identifier les gènes impliqués. Prenons la taille : son héritabilité est estimée à 80-90% selon les études menées depuis un siècle. Cela signifie que s’il y a 30 cm de différence entre les 5% d’individus les plus petits et les 5% plus grands d’une population, environ 25 cm sont dus aux gènes de ces individus, le reste à leur environnement. Mais si les études menées sur des populations larges (plus de 30.000 personnes) ont effectivement identifié une quarantaine de gènes associés à la taille, l’estimation de leur poids total dans la variation interindividuelle n’excède pas… 5%. Et il en va de même pour de nombreuses autres caractéristiques, dont l’intelligence ou les maladies complexes. Grâce aux études dites d’association sur le génome entier (GWAS pour genome-wide association studies), on peut analyser un grand nombre de gènes et de leurs variantes sur deux cohortes. Mais l’effet cumulatif des variantes ainsi identifiées reste pour le moment très en deçà de l’héritabilité estimée.

Quelles peuvent être les causes de ce fossé entre hérédité (les gènes dont nous sommes porteurs) et héritabilité (la part de ces gènes dans nos différences) ? La plus simple serait une erreur dans les calculs de l’héritabilité elle-même. La plupart des chercheurs sont confiants dans ceux-ci, mais certains doutent que l’ensemble des facteurs environnementaux aient été bien pris en considération. Ainsi, l’épigénétique complique depuis quelques années la séparation entre la part des gènes et celle des milieux : un même gène peut varier son expression lorsque son environnement chimique immédiat (notamment sa liaison avec les histones, molécules de soutien) diffère. Comme le milieu cellulaire des gènes d’un individu connaît des destins très divers, notamment dans l’environnement intra-utérin et les échanges moléculaires avec la mère, il y a peut-être là un facteur de diversité mal évalué. L’autre problème des études d’héritabilité concerne le trait concerné : sous une même dénomination (dépression, autisme, schizophrénie, mucoviscidose…), on classe parfois une batterie de symptômes assez variables d’un individu à l’autre.

Mais la plupart des chercheurs pensent surtout que l’héritabilité manquante provient de carences dans l’information et la modélisation génétiques.

Côté information, la mesure des variations génétiques évoquées plus haut dépend de la quantité et de la qualité des données sur un grand nombre d’individus : avec quatre génomes (presque) complets, on est encore loin d’évaluer la diversité génétique réelle de l’humanité. On identifie souvent des régions associées à des traits (notamment par marqueurs de déséquilibre de liaison, c’est-à-dire association probable entre une partie et une autre partie de l’ADN hérité), mais seule une analyse complète et in situ, nucléotide par nucléotide, permet de comparer des séquences en dernier ressort. Un autre problème est de nature statistique : des variations à très faible pénétrance peuvent échapper au filet des comparaisons intergénomiques pour un trait et une population donnés, de même que des variations à haute pénétrance mais très rares chez les individus.

Côté modélisation, l’héritabilité manquante pourrait provenir de plusieurs sources. L’une d’elle est l’épistasie, c’est-à-dire l’interaction entre les gènes : leur influence n’est pas simplement additive, ou dominante/récessive, mais aussi bien interactive et seule une approche systémique par réseaux de gènes permettra de l’évaluer. Une autre source d’incertitude est l’interaction gène-environnement : dans certains cas, la présence de gènes parfaitement fonctionnels ne suffit pas à l’émergence d’un trait chez l’individu en l’absence de certaines stimulations environnementales. Par ailleurs, au-delà des classiques SNPs, qui représentent 90% des différences sur les parties codantes de l’ADN (exons), on commence seulement à mesurer le poids des variations structurelles du génome, notamment les CNVs qui peuvent surgir de novo (sans que les parents de l’individu les possèdent). De même, les parties non codantes et répétitives de l’ADN, parfois appelées ADN déchet (junk DNA), ne semblent pas si inutiles qu’on le pensait et une équipe singapourienne vient juste de montrer que certains facteurs de transcription des gènes se lient préférentiellement à ces éléments répétés (Bourque G. et al. 2008). On commence donc seulement à mesurer la diversité et la complexité des génomes : les surprises ne manqueront pas dans les prochaines années, à mesure que la génétique quantitative à grande échelle et les analyses qualitatives de cohorte accumuleront des données exploitables.

Références :
Bentley D.R. et al. (2008), Accurate whole human genome sequencing using reversible terminator chemistry, Nature, 456, 53-59, doi:10.1038/nature07517
Bourque et al. (2008), Evolution of the mammalian transcription factor binding repertoire via transposable elements, Genome Research, 18, 1752-1762, doi: 10.1101/gr.080663.108
Maher B. (2008), Personal genomes: The case of the missing heritability, Nature, 456, 18-21, doi:10.1038/456018a
Wang J. et al. (2008), The diploid genome sequence of an Asian individual, Nature, 456, 60-65, doi:10.1038/nature07484

Vers la santé numérique

Votre enfant fait pipi au lit ? Essayez U-Can-Poop-Too. Vous êtes diabétique et avez besoin de mieux gérer votre glycémie ? BGAThome sera fait pour vous. Déprimé(e) à intervalle régulier ? MoodGym pourrait reconstituer votre humeur. L’insomnie gâche vos nuits ? Shuti restaure les cycles de sommeil… Le New Scientist fait le point sur l’émergence multiforme de programmes de santé sur Internet, permettant un suivi personnalisé des patients à moindre coût. Comme par ailleurs la numérisation intégrale des données médicales avance à grand pas, ainsi que celle de l’environnement du patient à domicile (voir par exemple le programme santé numérique de la société Intel), c’est une convergence nouvelle qui voit le jour et qui changera probablement le visage des soins pour la prochaine génération.

5.11.08

Sang de cordon : vers des banques privées?

A l’avant-garde de la morale et de la réglementation, mais pas de la performance, la France est l’un des rares pays qui interdisent encore les banques privées de cellules souches issues de cordon ombilical. Résultat : une pénurie chronique de ces cellules multipotentes, utilisées notamment dans le traitement des maladies hématopoïétiques comme la leucémie. 64% des greffons utilisés sont importés, pour un coût moyen de 18.000 euros à chaque fois. Marie-Thérèse Hermange vient de remettre au Sénat un rapport et dix propositions, dont l’une prévoit timidement de «permettre, à titre expérimental, l’implantation de banques privées respectant les principes de solidarité liés aux greffes de sang de cordon, ainsi que le développement d’une activité privée par les banques publiques afin de consolider leur financement».

Il est toujours stupéfiant d’observer combien des choses relativement simples – que des parents disposent comme ils l’entendent du sang de cordon ombilical de leur nouveau-né, que la population soit informée de son intérêt thérapeutique actuel ou potentiel, que les collections biologiques publiques soient étendues – deviennent graves et compliquées dans notre pays. Je sais bien que la bio-éthique a pour raison d’être ce genre de complications inutiles où l’on débat la mine sombre et le sourcil levé du statut de chaque produit du corps, au prix d’arguties subtiles remplissant les volumes de réflexion des nouveaux théologiens de la vie. Mais je continue d’espérer que la raison finira par révéler la vacuité de ces détours et l’iniquité des interdits publics.

4.11.08

Suivi suisse de suicide assisté

Je ne voudrais pas paraître morbide, mais le hasard de l’actualité concentre des recherches sur la mort en ce moment. Une équipe de chercheurs suisses (Université de Zurich, Fonds national suisse de la recherche scientifique) s’est penchée sur les patients de deux organisations d’aide au suicide, Exit (Suisse alémanique) et Dignitas. L'étude analyse 274 personnes euthanasiées dans le cadre de Dignitas, et 147 personnes chez Exit (entre 2001 et 2004). Parmi les résultats : les femmes sont nettement majoritaires dans cette pratique (64 % et 65 %) ; 91 % des patients de Dignitas sont étrangers, contre seulement 3 % chez Exit ; les patients souffrant de trouble incurable et létal étaient 79 % chez Dignitas et 67 % chez Exit. Cela indique qu’une proportion non négligeable de personnes (21 % et 33 %) choisit la mort pour en finir avec une existence jugée indigne d’être vécue. «Il s'agissait pour la plupart d'entre eux de personnes âgées chez lesquelles plusieurs maladies avaient été diagnostiquées, comme par exemple des affections rhumatismales ou des syndromes de douleurs», selon Susanne Fischer, sociologue et co-auteur de l'étude. Le nombre de personnes choisissant de mourir ainsi sans être atteint de maladie incurable était d’ailleurs en nette augmentation entre 2001 et 2004. Dans certains cas isolés, l’étude montre que Dignitas et Exit ont fourni une assistance au suicide à personnes souffrant de maladies psychiques, ce qui est théoriquement prohibé en raison du consentement nécessaire de la personne lors de l’euthanasie. Cela pose le problème des sujets souhaitant par avance, et en toute lucidité, être euthanasiés en cas de maladie cérébrale dégénérative (Alzheimer ou autres démences séniles).

Référence :
Fischer S. et al., Suicide assisted by two Swiss right-to-die organisations, Journal of Medical Ethics, 34, 810-814, doi:10.1136/jme.2007.023887

Souris congelée, souris clonée

Cette souris n’a pas très bonne mine : et pour cause, elle est restée congelée à -20°C pendant 16 ans, sans aucune cryoprotection. Bien que ses cellules et son ADN aient été sérieusement endommagés par le froid, l’équipe de Sakaya Wakayama (Institut Riken, Japon) est parvenue à cloner l’animal à partir de noyaux de cellules cérébrales, qui ont servi à produire des lignées de cellules souches embryonnaires. Les chercheurs n’excluent pas que de telles techniques puissent être utilisées pour la résurrection artificielle d’animaux préservés dans le froid, comme les mammouths laineux pris dans le permafrost sibérien. Leur étude est parue dans les PNAS (dont l’illustration est extraite).

1.11.08

La mort leur va si bien

Dans Le Monde, Robert Redeker (philosophe) évoque une possible disparition de la mort. « Il n'est pas dit que nos arrière-petits-neveux prendront, comme nous, le chemin du cimetière à chaque Toussaint. L'évolution des biotechnologies pourrait mettre la mort en danger. Très bientôt l'espérance de vie aura doublé par rapport à ce qu'elle était au début du XXe siècle. La possibilité d'une existence humaine indéfiniment prolongée se dessine à l'horizon. En s'appuyant sur les promesses des cellules souches, sur la régénération, sur la cryonie et sur les transplantations d'organes, certains envisagent même, à terme, la mort de la mort. (…) La vieillesse est ainsi en train de phagocyter la jeunesse. Combien de femmes quinquas redeviennent des poupées Barbie ? Combien de grands-pères travaillent leur apparence pour conserver un look de trentenaires ? Pourtant, si la bio-utopie immortaliste se réalise, le résultat sera bien plus radical : la vieillesse aura fait disparaître la jeunesse. Le signe distinctif de la jeunesse : l'avenir. Le signe distinctif de la vieillesse : le passé. Or la particularité des vieillards aux visages juvéniles qui peupleront la Terre une fois que la mort aura disparu s'exprimera ainsi : n'avoir ni passé (du fait de la régénération) ni avenir (du fait de la disparition de la mort). Un humain ignorant de la mort, est-ce encore un homme ? Il ne connaîtra pas le temps. Sans le surplomb de la mort, l'avancée de la rouille, la morsure de la précarité de l'existence, le temps n'est plus sensible, il n'est plus que chiffre. Or, comme la sensation du temps qui passe fabrique l'étoffe de notre vie intérieure, l'humain ignorant de la mort court le risque de n'être qu'une machine vivante sans âme, désanimée. La philosophie nous l'enseigne : l'homme est l'être-pour-la-mort, le vivant tire son être de son rapport à la mort. (…) Le recueillement de la Toussaint - dernier avatar de ce culte des morts dont chacun sait qu'il est signe d'humanité - nous rappelle que pour rester des hommes nous devons protéger la mort autant que la vie, assumer le défi de notre mortalité. La disparition de la mort serait en effet la vraie mort de l'homme.»

Redeker est un philosophe qui connût son heure de gloire lorsqu’il publia dans Le Figaro une tribune intellectuellement consternante contre l’islam – «Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ?» (19 septembre 2006) – tribune essayant de faire croire que l’islam seul exalte haine et violence dans ses textes sacrés, et lavant ses antécédents juifs et chrétiens, puis leur sécularisation occidentale, de tout soupçon. Cette tribune lui avait valu des menaces de mort d’excités islamistes, réaction prévisible et encore plus affligeante, mais donnant finalement une bonne image des rapports humains vus à travers le prisme dogmatique de croyances monothéistes. En ce jour de Toussaint, le voici donc qui revient nous faire la retape pour la mort. Sympathique intention. Son propos repose sur deux piliers : la science peut nous rendre immortels ; l’homme est l’être-pour-la-mort dont l’existence prend sens dans une temporalité finie. Le premier point relève pour le moment de la science-fiction, pas de la science. Les projets les plus ouvertement orientés vers une prolongation indéfinie de l’existence humaine (et les plus réalistes), comme SENS d’Aubrey de Grey, n’ont nullement fait leur preuve de concept. Allonger l’espérance de vie d’un ver nématode ou d’une souris ne signifie pas rendre l’homme immortel. Gagner 10, 30 ou 50 ans d’espérance de vie en bonne santé serait déjà un exploit extraordinaire dans l’horizon prévisible de la biomédecine. Et sur son horizon plus lointain, on peut dire tout et n’importe quoi, c’est-à-dire faire de la fiction. Se livrer à cet exercice est utile à des fins édifiantes, mais le ton des prophètes (de malheur ou de bonheur) s’accorde mal à celui de la science.

En admettant à titre de fiction que l’homme parvienne à se régénérer perpétuellement, le propos de Redeker serait-il recevable ? Non. Il n’existe aucune raison particulière de faire de la conscience humaine de la mort une inférence nécrophile selon laquelle cette conscience serait éternellement condamnée à célébrer la mort comme sa condition. On observe d’ailleurs le contraire, comme Redeker s’en désole : une partie des humains s’engage dans une lutte ouverte contre leur faiblesse, leur déclin, leur disparition, et ils le font précisément en raison de leur conscience. On doit donc supposer que les certitudes morales, métaphysiques ou philosophiques d’un humain destinalement dédié à la mort demandent quelques amendements.

Illustration : Joel-Peter Wikin, Le Baiser, 1982. Tous droits réservés à la Galerie Baudouin Lebon.