26.6.08

Extrémophiles

Quelle est cette méduse en forme de ballon se détachant sur la gauche ? La souche 121, un microbe de deux microns de diamètre capable de survivre dans une température ambiante de 131 °C. En sens inverse, une bactérie appelée Colwellia psychrerythraea (34H) a été capable de supporter un bain dans l’azote liquide à -196 °C. Le magazine New Scientist se penche sur les dernières découvertes concernant ces organismes extrémophiles, qui passionnent aujourd’hui les chercheurs. Non seulement ils montrent la capacité extraordinaire du vivant à s’adapter aux milieux terrestres et marins les plus inhospitaliers, mais ils indiquent aussi où nous pouvons chercher d’autres formes de vie dans l’univers, à mesure que nous découvrons des exoplanètes dans un grand nombre de systèmes solaires.
Illustration : Derek Lovley/UMass Amherst

Notes sur la méta-éthique

En philosophie morale, on distingue trois niveaux de réflexion : éthique appliquée, éthique normative, méta-éthique. La première correspond à l’étude des dilemmes moraux concrets, comme par exemple l’expérimentation animale, la peine de mort ou l’avortement. La deuxième a pour objet la détermination des normes, c’est-à-dire expliquer selon un certain système de justification si une situation est bonne ou mauvaise, ce qu’il est bien ou mal de faire. La troisième consiste en une réflexion de niveau supérieur sur la comparaison des différentes éthiques normatives, sur la simplification et l’éclaircissement de leurs justifications, sur la distinction épistémologique entre un jugement moral et un jugement non-moral, sur la possibilité même d’un jugement moral chez l’homme. A titre d’exemple, le travail de Ruwen Ogien dont nous avons parlé ici est un exercice méta-éthique.

La méta-éthique est un domaine où la science et la philosophie sont appelées à travailler de concert. Car une partie de la biologie et de la psychologie scientifiques s’intéresse déjà à des questions méta-éthiques : comment la morale est-elle apparue dans l’évolution, est-elle le propre de l’homme ou la trouve-t-on chez d’autres espèces, notamment primates, les enfants ont-ils un sens moral inné, comment la perception du juste et du bien se transforme au cours du développement, le cerveau confronté à un dilemme moral fait-il appel à des zones émotives, y a-t-il des différences de perception ou de résolution des dilemmes moraux émergeant de différences neuro-anatomiques, trouvera-t-on des gènes nécessaires au comportement moral (ou à certaines conditions de certains comportements, comme l’empathie) et des variations dans ces gènes, etc. À l’évidence, ces problématiques scientifiques relèvent de la méta-éthique. Les philosophes peuvent certainement contribuer à éclaircir ce que le chercheur veut étudier, en évitant par exemple des erreurs logiques ou conceptuelles dans la modélisation du jugement moral.

Dans l’exercice qui est le mien sur ce blog, à savoir une réflexion transdisciplinaire orientée par une certaine vision du monde, je voudrais ajouter un autre sens à la méta-éthique : capacité à percevoir sa propre éthique dans l’espace des éthiques possibles.

C’est un peu abstrait, précisons les choses. Autour de nous, nous observons comme un fait brut la pluralité des éthiques humaines : il y a ainsi des éthiques religieuses (catholiques, protestantes, juives, musulmanes, etc.), des éthiques laïques (utilitaristes, déontologistes, jusnaturalistes, aristotélicienne, etc.), des éthiques « sapientielles » (bouddhiste, stoïcienne, hédoniste, épicurienne, etc.). Les individus adoptent ou non l’une de ces éthiques particulières, pour de nombreuses raisons, par exemple un héritage culturel, une croyance personnelle, une adhésion rationnelle. Parfois, ils font des mixages de ces différentes éthiques, à un haut niveau d’abstraction s’ils sont philosophes, à un niveau plus modeste s’ils cherchent simplement à orienter leur jugement selon les options disponibles dans le milieu culturel.

Quoi qu’il en soit, l’adoption d’une éthique particulière conduit à opérer des jugements moraux concrets : on est pour ou contre l’avortement, le divorce, la torture, l’esclavage, l’eugénisme, l’homoparentalité, la nourriture carnée, etc. Mais en même temps que l’on formule ce point de vue, on sait qu’il existe, a existé ou existera des points de vue différents. C’est ici qu’intervient le niveau méta-éthique : l’esprit se représente ou non la pluralité des éthiques, et ce faisant perçoit son propre choix éthique comme une possibilité certes réalisée pour soi, mais non-réalisée pour autrui.

La méta-éthique ainsi entendue peut sembler évidente, mais on observe qu’elle n’est pas si répandue. Pourquoi ? Cela peut être une question d’ignorance : le chasseur-cueilleur de la tribu amazonienne dont on publiait ici les photos ignore purement et simplement la pluralité des éthiques, par défaut d’information sur le monde. On ne peut exclure une pluralité interne à la tribu, mais elle est peu probable. Il n’y a pas que les chasseurs-cueilleurs dans ce cas : l’ignorance peut être le fait d’une absence totale de curiosité d’esprit, de sorte que les gens vivent leur vie sans se poser de questions (morales) et si jamais ils en posent, sans s’informer sur les réponses possibles, en se contentant de répliquer la réponse héritée de leur milieu environnant ou construite ad hoc.

Un autre cas particulier, c’est le refus ou l’incapacité de la méta-éthique en raison de l’éthique normative dont on se réclame. C’est le cas de certaines éthiques religieuses, notamment monothéistes : la croyance en un Dieu à la fois unique, universel et moral (traits du dieu chrétien ou musulman) formant la justification ultime de nos choix éthiques s’accommode mal du niveau méta-éthique. Elle conduit en effet à considérer qu’il existe une seule éthique « vraie » ou « fondée », celle découlant des préceptes divins, et que toutes les autres éthiques sont « fausses » ou « incomplètes ». La représentation méta-éthique du croyant n’est pas un espace où diverses éthiques coexistent sur le même plan de représentation — ou bien il existe au minimum un espace possible où une seule éthique existe encore, la sienne. Bien sûr, les théologiens et autres sages de la foi sont des gens plein d’esprit qui admettent volontiers à titre d’hypothèse la pluralité morale, mais je suggère qu’ils ne peuvent l’admettre que dans une certaine limite de non-contradiction avec leur foi. Ce trait est encore plus marqué chez le croyant « vulgaire », particulièrement selon son type psychologique (conservateur, intolérant, fanatique, etc.). Cette dernière observation conduit à penser qu’il existe peut-être des biais neurocognitifs dans la capacité ou non de construire mentalement un espace méta-éthique.

On objectera que tout le monde, du moins tous ceux qui possèdent des réponses tranchées et justifiées à des dilemmes moraux, possède en dernier ressort une seule réponse possible, que ce n’est donc pas le propre du croyant. La différence méta-éthique réside dans le statut que l’on est ou non capable de donner à son éthique : soit on admet qu’elle parfaitement fondée selon notre point de vue mais en dernier ressort relative à ce point de vue seulement, soit on ne l’admet pas. En d’autres termes, l’espace de représentation méta-éthique est relativiste, et aucune méta-éthique n’est possible si l’on y conserve un repère absolu. A ce titre, un humaniste faisant de l’Homme avec un grand H un absolu sera éventuellement aussi incapable de représentation méta-éthique qu’un religieux croyant en Dieu avec un grand D.

Post-scriptum : ce texte se situe dans la rubrique Mutation plutôt qu’Analyse car il me semble que ce niveau « méta », ici décrit pour l’éthique mais sans doute valable en d’autres domaines, fait partie des modifications auto-émergentes de notre vision du monde, au cours des derniers siècles de la transition moderne. La diversité et la complexité du réel produisent ce « point de vue du dessus » comme une strate nécessaire d’observation et de compréhension — et elles séparent les hommes selon qu’ils sont ou non disposés à se plier à cette nécessité.

24.6.08

Les quantum dots au coeur du vivant

Une bonne partie de nos gènes fabriquent des acides aminés servant à constituer des protéines. Dans ce processus, la partie codante de l’ADN produit un ARN messager qui quitte le noyau, s’assemble aux ribosomes et à des ARN de transfert afin de lire les informations chimiques. Ce processus est contrôlé par une classe d’ARN appelé interférents : comme leur nom l’indique, ils interfèrent dans l’expression des gènes pour empêcher, autoriser ou moduler la production des protéines. La compréhension de ces mécanismes a permis au génie génétique de mettre au point des ARN interférents artificiels (siRNA) afin de réduire au silence ou au contraire de surexprimer un gène donné. Il suffit de connaître l’ordre des nucléotides de ce gène pour produire un siRNA spécifiquement adapté.

Une équipe de l’université de Washington (Seattle) et de l’Université Emory (Atlanta) vient de mettre au point une nouvelle technique de siRNA, 10 à 20 fois plus efficaces que les procédés existants pour moduler l’expression des gènes. Il s’agit de quantum dots (boîte quantique), des cristaux semi-conducteurs de taille nanométrique dont les propriétés fluorescentes sont ajustables : ils émettent de la lumière (photons) selon leur diamètre. Dans le procédé ici utilisé, les quantum dots font 6 nanomètres, c’est-à-dire qu’ils sont environ 10.000 fois plus fin qu’un cheveu. L’originalité du travail a consisté à entourer le quantum dot d’un polymère fonctionnant comme une « éponge à proton », la mofication de charge électrique facilitant la pénétration du siRNA dans la cellule (passage de la membrane et de l’endosome) et maximisant son efficacité sur le noyau-cible.

Ce travail illustre la convergence des nanotechnologies et des biotechnologies. Les applications concrètes vont des progrès en imagerie scientifique (suivre l’action des composants intimes de la matière vivante) aussi bien qu’en thérapie médicale (ajuster les expressions des gènes et délivrer un agent d’intérêt dans la cellule).

Référence et illustration :
Yezhelyev M.V. et al. (2008), Proton-Sponge coated quantum dots for siRNA delivery and intracellular imaging, J. Am. Chem. Soc., online pub., doi :10.1021/ja800086u

22.6.08

Bavardages

J’observe souvent que le prosélyte semble avoir un avantage sur les autres : il parle sans cesse, quitte à répéter mille fois les mêmes choses, cette répétition incessante se retrouvant d’ailleurs dans certains rites, notamment ceux des religions faisant de la conversion d’autrui un devoir du croyant. A titre d’hypothèse, on peut voir cela comme un atout dans le cadre d’une compétition cognitive au sein de notre espèce langagière : si les plus croyants tendent à être les plus bavards, leurs propos occupent proportionnellement une place plus importante dans l’ensemble des propos tenus. Heureusement, une proposition vraie reste souvent plus efficace que mille propositions fausses — mais je me demande si cette efficacité ne se trouve pas en dernier ressort en dehors du langage, dans l'agir, dans ce qu’une proposition vraie permet de faire ou non sur le monde. Si la science n’aboutissait pas à soulever des montagnes plus efficacement que la foi, grâce à des principes exacts et performants au lieu d’une simple ardeur aveugle, je crains que la majorité des humains n’aient absolument aucun intérêt ni respect pour elle.

Améliorer son intelligence fluide

L’intelligence, ou capacité cognitive générale (g) pour les psychométriciens et les généticiens, est à la convergence de plusieurs aptitudes cognitives plus spécialisées. Par exemple, la vitesse de réaction (temps neuronal pour réagir à un stimulus) ou la mémoire de travail (mobilisation à court terme d’informations pour accomplir une tâche intellectuelle) sont des composants de l’intelligence. Au sein de g (intelligence générale), et au-dessus de ces modules spécialisés, beaucoup de théories distinguent deux grands types : l’intelligence cristallisée (Gc) et l’intelligence fluide (Gf). La première se réfère aux apprentissages dans un domaine donné. La seconde concerne plutôt la capacité à s’adapter à de nouveaux problèmes ou de nouvelles situations.

Les tests standardisés de QI donnent un poids différent à Gc ou Gf selon leurs conceptions : le Weschler, qui inclut des épreuves de vocabulaire ou de mathématiques, fait une part importante à l’intelligence cristallisée, tandis que les Matrices de Raven, présentant des items visuels, sont bien plus centrées sur l’intelligence fluide. Notons que ces tests sont étalonnés les uns par rapport aux autres, ce qui permet d’obtenir une valeur de QI commune. L’intelligence doit être vue comme un modèle factoriel hiérarchique : au sommet, g, l’intelligence générale, facteur commun de variation aux épreuves cognitives ; puis Gc et Gf ; puis une douzaine d’aptitudes spécialisées. Le fait qu’il existe toujours une corrélation positive entre ces dernières est à l’origine de l’approche factorielle de l’intelligence : celle-ci désigne simplement le fait qu’en moyenne sur une population, lorsque l’on performe dans une aptitude spécialisée, c’est aussi le cas dans les autres. S’il n’y avait pas un facteur commun de variance, mais des modules juxtaposés et indépendants, cette observation deviendrait incompréhensible.

Pendant longtemps, on a considéré que la part fluide de l’intelligence, qui présente la plus forte héritabilité, ne pouvait guère être améliorée. Autant Gc dépend de l’apprentissage (plus vous lisez, plus vous avez de vocabulaire par exemple, encore faut-il avoir envie de lire bien sûr), autant Gf ne l’est pas. Surtout à l’âge adulte, où l’héritabilité est élevée (0,8) et où les capacités cognitives sont en quelque sorte fixées, les progrès se faisant plutôt dans les domaines spécialisés. On observe certes un phénomène d’habituation aux tests (plus on en passe du même type, plus on connaît « les trucs »), mais pas de gains réels en intelligence fluide par un entraînement indépendant des tests. Un travail mené par l’équipe de Susanne M. Jaeggi vient de montrer que ce n’est pas une fatalité.

70 jeunes volontaires, en bonne santé (dont 36 femmes, âge moyen 25,6 ans), se sont prêtés à des sessions d’entraînement cognitif. Les épreuves, indépendantes des tests de QI, consistaient à observer simultanément différentes séries de stimuli dans un temps court, pour les recomposer ensuite. Cet entraînement a duré 8, 12, 17 et 19 jours dans quatre groupes différents (pour la moitié des volontaires, l’autre moitié étant un groupe de contrôle sans entraînement). Il durait une demi-heure par jour. Tous ont passé avant et après des tests de QI connus pour mesurer Gf (Matrices de Raven, version courte des Matrices de Bochumer). Résultat : l’entraînement s’est bel et bien traduit par des gains en intelligence fluide. Ces gains ont été proportionnés à la durée du stage précédant le test. Ils étaient en revanche indépendants des capacités initiales.

Dans un commentaire du papier, Robert J. Sternberg (théoricien de l’intelligence triarchique, componentielle-expérientielle-contextuelle) souligne son intérêt et ses limites. D’abord, c’est évidemment une bonne nouvelle (et surtout une nouvelle tout court) que Gf soit ainsi modifiable par un entraînement chez l’adulte. Le résultat est probablement transposable et avec de meilleurs effets chez l’enfant, où l’héritabilité de g et Gf est moindre. Ensuite, ce travail de Jaeggi et al. a été rendu possible par les progrès des neurosciences cognitives : les épreuves d’entraînement ont en effet été conçues selon l’hypothèse du rôle central de la mémoire de travail dans Gf. Le résultat confirme l’exactitude de l’hypothèse et montre qu’une connaissance de plus en plus fine de l’esprit-cerveau permet d’agir efficacement sur celui-ci. Enfin, et du côté des limites, il ne s’agit que d’une expérience demandant à être répliquée sur des échantillons plus nombreux. Un contrôle du placebo serait utile, c’est-à-dire une expérience identique sans que les participants sachent que la finalité tient à des tests cognitifs. La durée du gain cognitif en Gf est surtout un facteur important : on a souvent constaté dans le passé diverses améliorations provisoires de diverses aptitudes spécialisées, mais celles-ci disparaissaient assez rapidement après la fin de l’entraînement.

Références :
Jaeggi S.M. et al. (2008), Improving fluid intelligence with training on working memory, PNAS, online pub., doi : 10.1073/pnas.0801268105
Sternberg R.J. (2008), Increasing fluid intelligence is possible after all, PNAS, onlinepub., doi : 10.1073/pnas.0803396105

(Merci à Susanne M. Jaeggi de m’avoir fait parvenir son texte).

Croissez, multipliez… L’église comme club de rencontre

La religiosité américaine est un phénomène connu qui surprend toujours les observateurs. Alors que la plupart des sociétés modernisées connaissent une baisse séculaire des pratiques et croyances religieuses, celles-ci se maintiennent à un niveau élevé dans la population américaine, première puissance matérielle du monde. Une recherche de Jason Weeden (Université d’Arizona) et de ses collègues pourrait expliquer un des facteurs de succès.

Les chercheurs ont analysé les réponses de 21.131 individus ayant participé au General Social Survey, mené chaque année pour mesurer l’évolution des attitudes, mentalités et pratiques américaines. Il en ressort que les comportements sexuels et attentes familiales sont les deux facteurs les plus prédictifs de la pratique religieuse régulière, avant l’âge, le sexe et diverses autres variables. Le résultat a été affiné avec l’étude des variables sexuelles, morales et religieuses de 902 étudiants.

Ainsi, les individus insistant sur la fidélité du partenaire, espérant de nombreux enfants, valorisant la stabilité du couple sont aussi ceux qui ont la plus forte probabilité d’aller régulièrement à l’église ou au temple. La pratique d’une religion maximise donc les chances de trouver un partenaire sexuel conforme à ses vœux, mais renforce aussi le couple futur en créant une pression morale sur le comportement des époux. « Ces données suggèrent que les stratégies reproductives sont au cœur des variations de pratique religieuse », concluent les auteurs. Si les traits comportementaux à la base de cet assortative mating ont eux-mêmes une base génétique, la religiosité devrait se renforcer dans l’aile la plus pratiquante de la population. Il n’est d’ailleurs pas exclu, à titre d’hypothèse, que la puissance de la religion dans la société américaine s’explique en partie par le profil de sa population fondatrice, composée on le sait d’individus appartenant à des minorités très religieuses ayant fui les persécutions du Vieux Continent.

Référence :
Weeden. J. et al. (2008), Religious attendance as reproductive support, Evol. Hum. Behav., doi:10.1016/j.evolhumbehav.2008.03.004

21.6.08

Cellules souches : confiance aux chercheurs ou aux lobbies ?

Dans Le Monde, une tribune de Philippe Menasché (chirurgien cardiaque à l'hôpital Georges-Pompidou, professeur à l'université Paris-Descartes, directeur d'une unité Inserm consacrée à la thérapie cellulaire cardiaque). Il dénonce notamment les manœuvres antiscientifiques prétendant que les cellules souches adultes ont le même potentiel que les cellules souches embryonnaires – 10 ans de recherche ont permis de montrer que ce n’est clairement pas le cas – et appelle la France à se doter de lois bio-éthiques favorisant le travail des chercheurs plutôt que les dogmes des conservateurs.

« (…) La loi de bioéthique doit être révisée en 2009 au terme d'états généraux. Il existe aujourd'hui une crainte réelle que cette échéance soit reportée en raison d'une frilosité gouvernementale d'autant plus frustrante que la France dispose d'atouts importants, scientifiques (qualité des équipes), médicaux (expertise reconnue en recherche clinique) et institutionnels (efficacité de l'Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé et de l'Agence de la biomédecine) qui restent sous-valorisés.

Cette situation est due à la complexité de la loi actuelle et notamment à son caractère dérogatoire, qu'on peut comprendre dans le contexte de 2004, mais qui n'est plus d'actualité. Ce caractère restrictif rend la position de la France illisible par les autres pays, démotive des équipes dont la recherche fondamentale s'inscrit dans la durée, dissuade nos jeunes postdoctorants intéressés par cette thématique de revenir de l'étranger et décourage les sociétés de capital-risque d'investir sur notre sol.

Malgré le poids de la religion, l'Espagne s'est dotée d'une des législations les plus libérales d'Europe sur les cellules souches. Malgré le poids de l'histoire, l'Allemagne vient de dépénaliser cette recherche. En Californie, le gouverneur républicain Schwarzenegger n'a pas hésité à prendre des positions opposées à celles du président Bush, en déclarant prioritaire la recherche sur les cellules souches et en lui attribuant les financements nécessaires.

Aux Etats-Unis encore, la Food and Drug Administration (FDA) vient d'être saisie de trois demandes d'essais cliniques visant à évaluer les effets de cellules "organe-spécifiques" dérivées de cellules souches embryonnaires humaines dans trois maladies emblématiques : la cécité par dégénérescence maculaire, les paraplégies traumatiques et le diabète. Pendant que l'administration américaine instruit ces dossiers et prépare l'avenir, le ministère de la santé décapite l'Agence de la biomédecine, dont la directrice générale, unanimement saluée par la communauté scientifique et médicale pour sa compétence, n'a pas été reconduite dans ses fonctions, sans doute pour avoir cherché à donner un peu de visibilité à une politique qui en manque.

Il serait malhonnête de prétendre que les cellules souches embryonnaires vont demain révolutionner la médecine. Devant l'étendue de nos incertitudes, affirmer la suprématie d'un type cellulaire sur un autre relèverait d'une attitude antiscientifique. Il y a au contraire obligation à explorer toutes les pistes jusqu'à ce que les résultats de la recherche disent quelle est "la" meilleure cellule pour une maladie donnée. Toutefois, si pour certaines de ces maladies, les cellules souches embryonnaires donnent les résultats prometteurs escomptés, on peut prédire une déferlante.

La France ne serait que spectatrice alors qu'il est peut-être encore temps, en dépit du retard déjà accumulé, qu'elle se positionne en acteur. Pour cela, il est essentiel de respecter l'échéance de la révision de la loi et d'afficher l'importance de la recherche sur les cellules souches embryonnaires en remplaçant le régime dérogatoire par un régime d'autorisations encadrées par l'Agence de la biomédecine qui a fait ses preuves en la matière. Encore faudrait-il que ceux qui ont la charge de la politique sanitaire de ce pays se gardent des lobbies les plus conservateurs, fassent des choix clairs, et les assument ouvertement en faisant leur cette maxime de Talleyrand : "Il n'y a qu'une façon de dire "oui", c'est oui. Toutes les autres veulent dire non." »

Voyons, qui dois-je tuer ?

Depuis quelques années, les travaux de Joshua Greene ont amené les psychologues et les neurobiologistes à se pencher avec passion sur des dilemmes moraux habituellement cantonnés aux discussions philosophiques, voire religieuses. Greene a mis au point un dilemme moral « canonique », le trolley fatal. Les sujets sont placés (séparément) devant deux récits : dans le premier, un trolley hors contrôle fonce sur cinq ouvriers en train de réparer les rails, vous pouvez actionner un levier d’aiguillage pour faire bifurquer l’engin de mort, mais cela aura pour conséquence de tuer un autre homme placé sur la voie adjacente ; dans le second, même cas de figure, mais le seul moyen de sauver les cinq hommes est de projeter sur la voie un gros homme, qui sera écrasé par le trolley. Pendant que les sujets réfléchissent au dilemme et donnent leur réponse, leur cerveau est examiné. Le but est de comprendre ce qui change dans le cerveau lorsque nous acceptons ou refusons de sacrifier un homme plutôt que cinq (cas des deux dilemmes) et lorsque le sacrifice est personnel (homme projeté sur les rails) ou impersonnel (levier d’aiguillage). Greene a déduit des observations un processus à double contrôle : nous jugeons d’abord une situation par une réponse cérébrale émotive, d’autant plus forte qu’elle est personnelle (réponse « chaude ») ; nous décidons ensuite par un aller-retour avec les fonctions exécutives de contrôle (réponse « froide »).

Trois chercheurs de l’Université Princeton et l’Université de Caroline du Nord ont raffiné les dilemmes de Greene, tout en observant pendant la réflexion des sujets l’activité cérébrale de leurs fonctions exécutives, particulièrement de la mémoire de travail qui est impliquée dans toute réflexion « rationnelle ». 113 sujets (dont 68 femmes) ont affronté 24 scénarios critiques. Tous avaient la même division personnelle / impersonnelle dans la construction (12 de chaque donc), mais d’autres critères ont été ajoutés : soi/autre (l’acte permet de se sauver soi-même et d’autres, ou seulement d’autres personnes), inévitable/évitable (la vie sacrifiée était de toute façon perdue ou elle aurait pu être sauvée sans le sacrifice volontairement opéré), instrumental/accidentel (la personne est tuée directement pour en sauver d’autres ou elle est tuée en conséquence de l’action pour sauver d’autres, mais indirectement).

Parmi les résutats de ce travail : le niveau d’activation de la mémoire de travail (donc la réflexion du sujet) est prédictif de certains choix plutôt que d’autres (on ne conclut pas de la même manière selon le poids des émotions et des réflexions dans nos jugements) ; le fait d’être soi-même sauvé facilite dans tous les dilemmes le choix de tuer un tiers (quelle que soit la manière de le tuer) ; cette préférence pour la survie de sa personne est une réponse automatique (elle ne se traduit pas par un surcroît de réflexion, de temps de réaction ou d’activation de la mémoire de travail, mais est au contraire plus rapide), mais elle n’empêche pas que certains dilemmes soient plus longs à résoudre que d’autres (instrumental/accidentel) ; la solution la plus confortable (en temps de réaction et activation de la mémoire de travail) est celle où, se sauvant soi-même parmi d’autres, on provoque indirectement et accidentellement une mort qui aurait été inévitable de toute façon ; la rapidité relative des dilemmes personnels par rapport aux dilemmes impersonnels trouvée par Greene n’a pas été confirmée.

Référence :
Moore A.B. et al. (2008), Who Shalt Not Kill? Individual differences in working memory capacity, executive control, and moral judgment, Psychological Science, 19, 6, 549-557, doi:10.1111/j.1467-9280.2008.02122.x

18.6.08

Un gène associé au QI et à la longévité

Une équipe de chercheurs italiens dirigée par le Pr Giuseppe Passarino vient de s’intéresser au gène SSADH (ou ADH5A1), qui code pour un enzyme (succinate-semialdéhyde déhydrogénase) impliqué dans le métabolisme cellulaire du glutamate, de la tyrosine et du butanoate. On savait déjà que des variations du gène, le polymorphisme C538T, sont associés à la protection du cerveau et à la capacité cognitive des sujets. L’équipe italienne a analysé ses variations sur 514 sujets âgés de 18 à 107 ans. Chez les personnes âgées de 65 à 85 ans (n=114), le génotype T/T est sur-représenté chez les individus souffrant de dysfonctions cognitives non pathologiques (par rapport au génotype T/C ou C/C, les lettres renvoyant aux bases chimiques thymine et guanine de nos gènes). De surcroît, l’espérance de vie semble affectée par ce polymorphisme, les porteurs de la variante T/T étant là encore avantagés par rapport aux autres. Mieux vaut donc avoir la bonne version du gène SSADH pour vivre vieux et en bonne santé intellectuelle.

Référence :
De Rango F. et al. (2008), Cognitive functioning and survival in the elderly: The SSADH C538T polymorphism, Ann. Hum. Gen., online pub., doi:10.1111/j.1469-1809.2008.00450.x

Klein sur le transhumanisme : quelques commentaires

Dans Le Monde d’hier, je n’avais pas pris garde à l’entretien qui accompagne l’article sur le « business sur surhomme », consacré au même thème du transhumanisme et intitulé « Tout cela coûtera cher… Ne sera pas post-humain qui veut ! ». C’est en l’occurrence Étienne Klein qui donne son opinion – il est physicien et non économiste ou biologiste, mais je suppose que son travail en philosophie des sciences lui permet d’avoir un avis éclairé sur toutes les problématiques. Quelques réflexions sur ses propos.

Le Monde : Renouer avec la philosophie des Lumières, n'est-ce pas une bonne chose dans un XXIe siècle tétanisé par le catastrophisme du choc des civilisations et la fragilité de la planète ?
Étienne Klein : Ce peut être un bon antidote au pessimisme, mais c'est aussi un moyen de faire l'impasse sur le bilan du XXe siècle, où l'on a vu que la science n'avait pas, toujours et partout, partie liée avec le progrès, mais parfois aussi avec la barbarie. C'est aussi admettre que la finalité de la science est de fabriquer des objets conformes à nos besoins, ou à nos besoins supposés, c'est-à-dire à ceux du marché, et non à donner du sens ou à fonder les valeurs d'une civilisation. Certes, améliorer les conditions d'existence, allonger la durée de vie, tout le monde y souscrit. Cela peut aussi redonner du souffle à la notion de progrès, si l'on pense que nos descendants vivront ainsi mieux que nous. Mais il s'agit d'un projet technologique, et non scientifique.

Commentaire : la barbarie du XXe siècle n’était pas le fait de la science ou de la technique en elles-mêmes, mais de leur utilisation par les États et les idéologies. Rien ne change sous le soleil : un silex taillé peut servir à dépecer une bête pour la partager ou à fracasser les crânes des guerriers d’une tribu voisine. L’idée de fonder les valeurs d’une civilisation sur la science paraît assez absurde, et ce fut d’ailleurs en partie l’illusion des régimes nazis ou communistes, qui développèrent des discours pseudo-scientifiques pour justifier leurs existences et leurs actes. La science ne permettra jamais de trancher les conflits de besoins, d’intérêts, de désirs et de valeurs qui partagent les hommes, et dont les hiérarchies relatives forment des visions du monde différentes. Au mieux, elle les décrira avec plus de précision. Enfin, vouloir utiliser les avancées de la science pour accroître son bien-être (ou réaliser ses désirs quels qu’ils soient) ne signifie nullement que la science elle-même se réduit à cette finalité : il s’agit simplement de ses usages individuels et sociaux. Si la science était un simple exercice utilitariste, on ne construirait sans doute pas un collisionneur hadronique de 6 milliards d’euros pour observer les propriétés de particules élémentaires dont 99% de la population sont à peu près totalement ignorants, et dont seule une poignée de physiciens de haut niveau pourra déduire les implications théoriques. Bref, la volonté de savoir conserve son autonomie, mais elle se lie bien naturellement à une volonté de pouvoir dès lors que les anciennes sacralisations de la nature ont disparu.

Le Monde : Ce projet comporte-t-il des risques ?
Étienne Klein : Il est clair que l'arsenal de l'augmentation de la performance humaine coûtera très cher : ne sera pas post-humain qui veut ! Certes, les inégalités existent déjà. Mais le projet des Lumières portait l'idée que le progrès réduirait peu à peu ces inégalités, ce qui n'est pas le cas du projet transhumain. Hannah Arendt, dans La Condition de l'homme moderne (1958), distingue les conditions de vie, de la "condition humaine" (ce que les hommes ont en commun au-delà de conditions de vie différentes) et de la structure biologique de l'espèce - nous dirions aujourd'hui notre ADN. Elle notait que, jusqu'ici, les technologies ne modifiaient que la première strate, souvent en accroissant les inégalités, mais s'interrogeait sur leurs effets à venir sur les autres strates. Et bien nous y sommes !

Commentaire : L’égalité est typiquement un choix de valeur indépendant de la science dont nous parlions ci-dessus. Le progrès technique et scientifique n’est en soi porteur d’aucune prescription sur ses usages : ce sont les décisions politiques qui les déterminent. Étienne Klein, conformément à une certaine vulgate ambiante, pointe comme risque principal des inégalités économiques transformées en inégalités biotechnologiques (ne pourront s’améliorer que ceux en ayant les ressources). Mais que signifierait l’autre versant ? Un État assure l’égalité des individus en imposant les usages des biotechnologies. Une telle biopolitique égalitaire serait aussi eugénique au sens classique du terme. Pour éviter l’un comme l’autre (eugénisme individuel augmentant les inégalités, eugénisme collectif renforçant le biopouvoir étatique), la seule parade actuelle est l’interdit pur et simple. Ce réflexe peu imaginatif du tabou, même sous la forme sophistiquée des réflexions laïques sur la dignité humaine, est à la mesure de l’enjeu. Nous entrons effectivement dans un tournant de l’évolution humaine où l’agir qui caractérise notre espèce (dans les termes d’Arendt) a la possibilité de se retourner sur ses propres conditions initiales d’existence, à savoir la constitution biologique de l’être agissant.

Le Monde : Avec quelles conséquences ?
Étienne Klein : Les individus qui bénéficieront des augmentations de performance offertes par les NBIC pourront-ils encore considérer ceux qui n'en auront pas bénéficié comme des êtres de la même espèce qu'eux ? Le programme transhumain ne reflète en cela que les tendances déjà à l'œuvre aujourd'hui. Nous ne pouvons concevoir les différences physiques ou sociales entre les hommes autrement que comme une différence hiérarchique. Pour nous, déjà, les Indiens d'Amazonie photographiés d'un hélicoptère sont perçus comme des "préhumains", et non des êtres partageant la même existence que nous.

Commentaire : On pourrait inverser cette proposition. Plus nous sommes obsédés par notre commune humanité, plus se déploient en son sein les mouvements contradictoires de la pensée hiérarchique, du rapport-maître-esclave, de la rivalité mimétique, du désir d’égalité, etc. La tribu amazonienne se qualifie d’humaine dans l’indifférence aux autres qualifications : pourquoi ne pas y voir une sagesse archaïque, cultiver comme elle l’art de la distance symbolique et la quête d’autonomie, cesser de promouvoir une logique d’universalisation pour entrer dans un âge de singularités ?

17.6.08

Devenir plus fort, quelle horreur !

Le journal Le Monde consacre un article au transhumanisme vu comme « business du surhomme » : « Si la demande de produits dopants demeure marginale en Europe, elle s'épanouit sans complexes aux Etats-Unis. Pire encore, elle est promue par un courant messianique puissant et organisé : le transhumanisme. Cette doctrine préconise l'intégration des technologies les plus récentes pour dépasser le handicap, la souffrance, la maladie, la vieillesse et accéder, qui sait, à la vie éternelle. »

Le « pire encore » est assez amusant, il laisse entendre que l’idée de lutter contre le handicap, la souffrance, la maladie et la vieillesse est saugrenue ou néfaste. 2000 ans de haine du corps et de dévalorisation de l’ici-bas au nom d’un au-delà radieux ont laissé des traces dans les mentalités. Rampe dans ta vallée des larmes, petit homme, et regarde les autres ramper à tes côtés pour te consoler…

Filles, garçons et maths : un biais culturel ?

Les différences cognitives entre les sexes ont fait l’objet d’une abondante littérature depuis un demi-siècle. Un constat classique est la supériorité moyenne des garçons sur les filles aux épreuves mathématiques, et la domination inverse des filles sur les garçons aux épreuves de lecture ou écriture (pour une synthèse assez complète, voir Halpern et al. 2007). Personne ne nie le constat, mais le débat fait rage pour son explication. Selon les uns, la différence est presque uniquement culturelle : les métiers techniques et scientifiques ont une image masculine qui décourage les jeunes filles, de leur propre chef ou par pression sociale pour s’engager dans une carrière plus féminine. Selon les autres, ce biais culturel est une réalité, mais il existe également des prédispositions psychologiques d’origine biologique dans les cerveaux masculins et féminins.

Une étude parue dans Science vient de réveiller ce vieux débat. Quatre chercheurs italiens se sont penchés sur les résultats de l’épreuve standardisée PISA (Programme for International Student Assessment) mise en place par l’OCDE pour évaluer les différences de performance selon les systèmes scolaires nationaux. 276.165 lycéens âgés de 15 ans et issus de 40 pays ont passé en 2003 le PISA, et les chercheurs ont analysé les différences sexuelles dans les épreuves de mathématiques et de lecture, pays par pays.

Il en ressort qu’en moyenne sur l’ensemble des participants, les prédictions de performance selon les sexes et les disciplines sont validées. Mais l’analyse pays par pays révèle des différences notables : dans certains pays, les filles se rapprochent voire dépassent les garçons dans les épreuves mathématiques. Par exemple, la différence score des filles versus score des garçons en mathématiques est de -22,6 points en Turquie, mais elle est de +14,5 en Islande. Les chercheurs ont ensuite corrélé ces différences nationales au statut des femmes dans les sociétés concernées à l’aide du Gender Gap Index (GGI) : cet indice composite du Forum économique mondial intègre des données comme les opportunités professionnelles, politiques, éducatives et sanitaires entre les sexes. Il apparaît qu’il existe une corrélation positive de 0,59 (environ 36 % de la variance concernés) entre le GGI et les scores en mathématiques des filles. Le tableau ci-dessous montre ces résultats pour 10 pays.


L’analyse plus détaillée des résultats offre des informations intéressantes. D’abord, la domination des filles sur les garçons dans le domaine de la lecture est constante, et elle est même accentuée lorsque le GGI est favorable. Ensuite, les filles rattrapent les garçons dans les environnements les plus favorables, voire les dépassent comme en Islande et dans ce pays, l’égalisation est valable pour la distribution moyenne aussi bien que pour les extrémités de cette distribution (rapport fille/garçon de 1,17 dans le 99e percentile des meilleurs résultats aux épreuves de maths).

Ce travail montre-t-il que les différences cognitives entre filles et garçons sont entièrement d’origine culturelle ? Non. Comme nous l’avons vu, la différence filles-garçons dans le domaine de la lecture est robuste quel que soit le niveau d’égalisation sociale des sexes, et s’accentue même dans les sociétés les plus égalitaires. Cela plaide en faveur d’une différence innée. L’analyse au sein des sexes, et non plus entre les sexes, montre que les garçons ont toujours de meilleures performances en mathématiques qu’en lecture et, au sein des mathématiques, en géométrie qu’en arithmétique. L’observation est inverse au sein des résultats féminins, meilleurs en lecture qu’en maths et en arithmétique qu’en géométrie. Le fait que les jeunes filles visent moins les carrières scientifiques que les garçons est assez logique et ne s’explique pas forcément par des différences de traitement : elles se dirigent vers des domaines où elles se sentent et sont objectivement les meilleures au sein de leur propre parcours scolaire.

Outre que ce résultat sur une année doit être répliqué dans de nouvelles études pour être confirmé et surtout affiné, sa robustesse souffre enfin du choix de l’âge moyen des sujets (15 ans). On sait en effet que les différences filles-garçons dans les domaines scolaires tendent à se creuser après l’adolescence, c’est-à-dire à la fin de la scolarité et à l’entrée à l’université. Une comparaison des scores à 13, 15 et 17 ans serait par exemple intéressante pour analyser l’effet des modifications neuro-hormonales, comportementales et psychologiques associées à l’adolescence. Dernière remarque : les analyses mériteraient d’être doublées d’une étude plus fine des facteurs de variance biologique pays par pays. Les chercheurs italiens ont procédé à une mesure de distance génétique entre les 40 pays fondé sur le polymorphisme de certains sites ADN. Mais cette analyse phylogénétique de population ne nous donne pas forcément les informations les plus utiles pour l’objet étudié : on sait en effet que le dimorphisme sexuel suit un gradient Nord-Sud, c’est-à-dire que les différences moyennes hommes-femmes (par exemple taille, ratio taille-hanche-épaule, traits faciaux, etc.) tendent à se réduire à mesure que l’on remonte du Sud vers le Nord. Ce sont ces indices biologiques de dimorphisme au sein et entre les populations qu’il serait intéressant de corréler avec les différences de résultats scolaires entre les sexes.

Pour conclure, cette étude suggère que le statut socio-culturel des filles et des garçons influe sur leurs différences scolaires dans le domaine des mathématiques et de la lecture, en même temps qu’elle montre la persistance de différences cognitives entre les sexes et au sein de chaque sexe quel que soit l’environnement des études.

Références :
Guiso L. et al. (2008), Culture, gender, and math, Science, 5880, 1164-1165, doi: 10.1126/science.1154094
Halpern D.F. et al. (2007), The Science of sex differences in science and mathematics, Psychological Science (APA Public Interest Series), 8, 1, 1-51.

Orientation sexuelle, gènes et milieux

Quels sont les déterminants de notre orientation sexuelle ? Une équipe de chercheurs suédois vient de procéder à une analyse d’héritabilité sur une population large de 3 826 paires de jumeaux, monozygotes ou dizygotes, âgés de 20 à 47 ans, ayant répondu à une enquête en 2005 et 2006. Environ 7 % d’entre eux avaient des rapports homosexuels. Chez les hommes, 34 à 39 % de la variance s’expliquent par des facteurs génétiques, 61 à 66 % par l’environnement unique de l’individu, 0 % par l’environnement partagé (familial). Chez les femmes, les valeurs sont de 18-19 %, 64-66 % et 16-17 %. L’étude confirme donc de précédents travaux montrant l’existence d’une part génétique dans l’orientation sexuelle, l’influence faible ou nulle du milieu familial, l’importance des expériences individuelles.

Référence :
Langström N. et al. (2008), Genetic and environmental effects on same-sex sexual behavior: A population study of twins in Sweden, Archives of Sexual Behavior, online pub., doi : 10.1007/s10508-008-9386-1

16.6.08

Miroir de la pornographie

Une équipe française (Inserm, CNRS, Université Pierre et Marie Curie) dirigée par Harald Mouras a invité huit jeunes mâles à regarder trois séquences vidéo : un documentaire, un extrait de film comique et un extrait de film pornographique. Les spectateurs comblés voyaient dans le même temps leur cerveau observé en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, et leur érection mesurée en temps réel par un pléthysmographe pénien. Malgré ces conditions un peu perturbantes, les huit volontaires semblent avoir apprécié la séance, notamment les extraits de X. Les chercheurs de leur côté ont mesuré les corrélations entre l’activité cérébrale et l’activité pénienne. Ils ont observé que l’érection est proportionnelle à et précédée par une agitation des cellules nerveuses de la pars opercularis, dans le gyrus frontal inférieur. Cette région est connue pour comporter des neurones miroir, spécialisés dans la représentation mentale des actes d’autrui. C’est la première fois qu’un lien est mis en évidence entre l’activation des neurones miroir et la réponse automatique à des actes observés, réponse prenant ici la forme d’une érection.

Référence :
Mouras H. et al. (2008), Activation of mirror-neuron system by erotic video clips predicts degree of induced erection: an fMRI study, Neuroimage, online pub. doi:10.1016/j.neuroimage.2008.05.051

15.6.08

Ne pas fumer tue

Deux économistes américains, Scott Adams et Chad Cotti, ont analysé les statistiques des accidents de la route en fonction de la localisation des bars non-fumeurs, imposée par certaines législations des États américains. Ils observent que l’on trouve plus de morts sur les routes dans les zones de prohibition du tabagisme (hausse de 13 % par rapport aux zones sans législation). Faut-il y voir un lien de cause à effet ? Adams et Cotti proposent une explication possible en ce sens : les fumeurs roulent plus longtemps afin de trouver un comté où ils peuvent fumer (ou un bar ayant une terrasse). Comme on se rend dans un bar pour boire, et que l’on boit d’autant plus que l’on est sur les nerfs d’avoir roulé des kilomètres pour cela, le risque alcoolique potentialiserait le risque de la distance. Leur article avance plusieurs éléments chiffrés en ce sens et suggère un approfondissement de la question.

Dans le même ordre d’idées, il serait intéressant d’analyser par étude longitudinale les courbes de poids des personnes arrêtant de fumer, puis les éventuelles complications tardives, diabétiques ou cardiovasculaires. Pour en avoir discuté avec d’autres condamné(e) s à la cigarette du trottoir, beaucoup ont observé qu’ils mangeaient et grignotaient bien plus au bureau comme au restau, depuis la fatale disposition de la santé obligatoire pour tous. Espérons que cela sera pris en compte par l'Institut national de veille sanitaire (INVS), notamment chargé en France d’un suivi des effets de la loi antitabac. En février dernier, on avait annoncé en fanfare une baisse brutale de 15 % des infarctus en janvier 2008 par rapport aux deux années précédentes, baisse mise généreusement sur le compte de la loi vertueuse par la volubile Roselyne Bachelot. Mais du point de vue des températures, ce mois de janvier 2008 était en anomalie chaude par rapport à 2006 et 2007, et l’on sait que le froid est le premier facteur de variation saisonnière de mortalité cardiaque dans l’Hémisphère Nord. On avait promis une analyse plus détaillée en juin : gageons qu’elle viendra bientôt et qu’elle sera autant commentée que l’annonce de février, même si elle venait à relativiser l’attribution de la baisse des infarctus hivernaux au non-tabagisme obligatoire …

Référence :
Adams S., C. Cotti (2008), Drunk driving after the passage of smoking bans in bars, Journal of Public Economics, 92, 5-6, 1288-1305, doi:10.1016/j.jpubeco.2008.01.001

PS : je confesse bien sûr un conflit d’intérêt dans cet article, puisque je suis fumeur. Il ne fait guère de doute à mes yeux que le tabac nuit à la santé. Il ne fait guère de doute non plus que les gens sont libres de se tuer comme bon leur semble et que les bureaucraties n’ont aucune légitimité dans leur exercice biopolitique.

Faux et usage de faux...

Certains d’entre vous me lisent peut-être dans le magazine Chronic’Art, auquel j’ai le plaisir de collaborer régulièrement. En découvrant le numéro actuellement en kiosque, ils auront eu la surprise de me voir disserter sur William G. Saxter, le physicien qui avait prévu Internet dès les années 1950, sur Nihito Matazuki, chef du département de la prospective au RIKIEN (Japon), sur Miroslav Kujma, jeune prodige de la scène artistique tchèque… Vérification faite, aucun de ces individus n’existe. Et pour cause, je les ai inventés pour l’occasion. Ce qui n’a pas empêché France Info d’en parler à ses auditeurs, notez bien.

Pour les explications sur ce numéro intégralement faux, de la première à la dernière ligne, vous trouverez tous les renseignements ici. Sur quelques attendus philosophiques relatifs à ma participation (enthousiaste), je m’étais exprimé (le post-scriptum de cet ancien billet prend maintenant son sens).

Tourisme cellulaire

Lors de son meeting annuel, la société internationale pour la recherche sur les cellules souches (ISSCR) a souligné la nécessité d’un guide des bonnes pratiques pour faire face au « tourisme cellulaire ». Alléchés par les annonces fréquentes sur les thérapies par cellules souches, certains patients ignorent que les traitements sont encore expérimentaux. Et sur Internet, certaines cliniques présentent ces mêmes traitements comme étant de routine, voire qualifient de « thérapies cellulaires » des interventions n’ayant pas grand chose à voir avec ce que la communauté biomédicale désigne sous ce terme. La transplantation de cellules souches (progénitrices) de moelle osseuse est en fait le seul traitement ayant aujourd’hui dépassé les essais cliniques. Or, sur 32 sites internet proposant de la thérapie cellulaire, 26 vont au-delà et présentent leur offre sans mention de sa dimension expérimentale (et risquée), pour des coûts parfois élevés (jusqu’à 24.000 dollars).

Lutter contre les charlatans a bien sûr son utilité. Dans le même temps, cette multiplication des offres ne devrait pas se tarir dans les années à venir : si des cliniques privées développent des traitements expérimentaux menés dans les règles de l’art, elles ont toute légitimité pour les proposer à leurs patients. Les effets d’annonce sur la médecine régénérative et ses promesses de remplacer à terme nos organes nécrosés ou tissus fatigués créent bien logiquement une demande mondiale. Elle est d’autant plus pressante que les systèmes de santé publique sont souvent incapables de répondre aux besoins (voir par exemple la pénurie chronique d’organes pour les greffes, entraînant des immenses listes d’attente et des milliers de morts chaque année). Ce n’est évidemment pas en diabolisant les cellules souches ou en entravant la recherche par toutes sortes de tracasseries bureaucratiques et de pinailleries morales que l’on pourra progresser rapidement sur ces domaines. Plus les Etats développent des approches rigides et opaques, plus le tourisme cellulaire se développera.

(A lire : New Scientist)

13.6.08

Steven Pinker : la stupidité de la dignité

Nous avions déjà signalé ici combien le concept de dignité humaine est vide de sens et sert essentiellement d’instrument rhétorique pour les bio-éthiciens conservateurs, souvent religieux. L’actualité revient sur ce sujet avec la publication en mars d’un volumineux rapport de 555 pages par le Conseil de bio-éthique mis en place en 2001 par Georges W. Bush, rapport intitulé Human Dignity and Bioethics. Dans une tribune au vitriol de la New Republic, « La stupidité de la dignité », le psychologue de Harvard Steven Pinker livre son analyse de ce rapport.

Il en souligne d’abord le contexte général : « Bien des gens sont vaguement inquiets par les développements (réels ou imaginaires) qui pourraient modifier les corps et les esprits dans de nouvelles directions. Les romantiques et les Verts tendent à idéaliser la nature et à diaboliser la technologie. Les traditionalistes et les conservateurs n’accordent par tempérament aucune confiance au changement radical. Les égalitaires se font de souci sur la compétition farouche pour les techniques d’amélioration. Et chacun peut avoir le réflexe ‘beurk’ en observant les manipulations sans précédent de notre biologie ».

Pinker en vient ensuite à l’analyse du rapport. La bio-éthicienne Ruth Macklin, qui avait fait sensation en 2003 en déclarant que la dignité est un concept inutile et qui a partiellement motivé le travail, n’a pas été invitée à exposer ses vues ou à répondre à ses critiques. Sur les 23 intervenants, quatre (dont le président du Conseil) sont des avocats ardents de la place de la religion dans les affaires publiques (Leon Kass, David Gerlentner, Robert George, Robert Kraynak) et onze autres travaillent dans des institutions chrétiennes (dont neuf catholiques). Aucun des contributeurs n’est chercheur en science de la vie, ni psychologue, ni anthropologue, ni sociologue ni historien. Nombre d’auteurs ne dédaignent pas fonder la dignité humaine sur leur lecture de la Bible, parfois littérale. Au point que Pinker s’emporte : « Comment les États-Unis, locomotive mondiale de la science, sont arrivés à cette situation où ils abordent les problèmes éthiques de la biomédecine du XXIe siècle en utilisant des histoires bibliques, de la doctrine catholique et des allégories rabbiniques confuses ? » Le psychologue pointe notamment le rôle important de Leon Kass dans cette affaire, président du Conseil de bioéthique mis en place par Bush, figure centrale et institutionnelle de la réflexion nord-américaine, n’ayant jamais caché son hostilité aux avancées de la biomédecine depuis les premiers bébés-éprouvette dans les années 1970.

Au-delà du cas Kass, Pinker pointe l’influence croissante des « Theocons » (Damon Linker) dans la vie intellectuelle américaine, c’est-à-dire des conservateurs d’inspiration religieuse. « Depuis deux décennies, un groupe d’activistes intellectuels, dont beaucoup ont sauté de l’extrême gauche à l’extrême droite, nous a pressés de repenser les racines de l’ordre social américain issues des Lumières. La reconnaissance du droit à la vie et à la liberté, la poursuite du bonheur et le mandat du gouvernement de protéger ces droits sont bien trop tièdes pour une société pleinement morale. Cette vision appauvrie n’a mené qu’à l’anomie, à l’hédonisme et à un comportement immoral rampant, illustré par les naissances illégitimes, la pornographie et l’avortement. La société devrait viser plus haut que cet individualisme creux et promouvoir la conformité à des standards moraux plus rigoureux, ceux qui pourraient s’imposer à nos comportements par une autorité plus grande que nous-mêmes ». À quelques détails près, cette déferlante conservatrice existe aussi bien en Europe où elle bénéficie d’une moindre attention aux libertés individuelles et aux droits de l’homme, d’une emprise ancienne de l’Église catholique, d’un rôle plus important de l’État dans la direction des comportements sociaux, notamment dans la gestion biomédicale de la société.

Enfin, Steven Pinker expose ses raisons de douter de l’intérêt du concept de dignité : la dignité est relative (à l’époque, au lieu, au point de vue de l’observateur) donc subjective ; la dignité est fongible (au sens où, en permanence, nous accomplissons des actes peu dignes parce que nous préférons valoriser notre vie, notre santé ou notre sécurité) ; la dignité peut être dangereuse. Laissons-le conclure : « Même si les progrès ne sont retardés que d’une décennie par les moratoires, la paperasserie et les tabous fondateurs (pour ne rien dire des menaces de procès), des millions de gens souffrant de maladies dégénératives ou manquant d’organes vont souffrir et mourir sans nécessité. Et cela serait le plus grand affront à la dignité humaine, après tout. »

PS : dans le dernier Nature, un éditorial revient sur ces questions. Il mentionne notamment le cas de la Suisse qui a voté en 2004 une loi protégeant la dignité des plantes, des animaux et de toutes les formes de vie. Deux universités ont été obligées de faire appel à la Cour suprême pour préserver des conditions raisonnables de travail.

Viande in vitro : concours post-agricole pour 2012

L’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) vient de lancer un prix scientifique original : 1 million de dollars pour toute recherche permettant de créer de la viande « in vitro ». En juin 2012, les prétendants au titre devront présenter au jury des cuisses ou ailes de poulet obtenues par culture cellulaire in vitro, sans création d’un animal entier, et susceptibles d’être vendues dans le commerce (c’est-à-dire respectant les normes de sécurité alimentaire). À défaut de convaincre les humains de devenir végétariens, l’association y voit un moyen futur de minimiser la souffrance animale résultant selon elle des conditions industrielles d’élevage. En soi, l’idée n’est pas idiote : les animaux d’élevage sont, dans la grande majorité des cas, des créatures destinées uniquement à la consommation, n’ayant plus rien de « naturel » dans leur sélection et leur développement. Autant pousser le processus à son terme et créer le produit final sans aucune référence intermédiaire à l’animalité.

Des chercheurs ont déjà travaillé à ce genre de cultures cellulaires, mais la première difficulté consiste à trouver le bon milieu de croissance pour orienter la différenciation des cellules souches. Pour éviter la souffrance, il serait éventuellement plus simple d’inhiber la formation du système nerveux, mais encore faudrait-il obtenir la formation complète d’un individu en ectogenèse (couveuse artificielle) et cela à un coût intéressant. Last but not least, le consommateur final doit être persuadé de l’intérêt de la chose et ne pas voir son appétit coupé devant la barquette de viande du supermarché.

Illustration : DR.

Agacement passager

Je dois avouer que le Traité de Lisbonne m’indiffère quelque peu, ainsi que le référendum irlandais à son sujet. Mais je lis cette chronique de Duhamel dans Libération : « Le non est une fois de plus possible dans la verte Erin dont le caractère ombrageux et le tempérament fantasque ne sont plus à démontrer. (…)Ainsi, au moment où, face aux crises mondiales l'Europe a tant besoin de se fortifier et de se rassembler, le destin du traité de Lisbonne dépend de la mélancolie de quatre millions d'Irlandais aussi imprévisibles que sympathiques, aussi irrationnels que changeants, aussi téméraires que soupçonneux. » Mais comment est-ce que l’on peut encore en 2008 aligner de tels poncifs minables, de telles généralisations méprisantes, de telles psychologismes autosatisfaits sur une communauté entière d’individus ? On se croirait revenu dans les pires moments du XIXe siècle où la bonne bourgeoisie se tapait le ventre en analysant doctement en fin de repas les caractères éternels du Juif, du Noir, du Boche ou de je ne sais qui. Je ne vais pas faire à mon tour de généralités sur le niveau intellectuel des chroniqueurs politiques français, simplement dire qu’Alain Duhamel pourrait éveiller ma pitié s’il n’alimentait bien plus immédiatement et bien plus irréversiblement mon mépris.

12.6.08

Origine de la vie et protocellules

Voilà à quoi pourraient ressembler les premières protocellules du vivant sur Terre, ayant émergé voici 3,5 à 4 milliards d’années, selon l’équipe dirigée par Jack W. Szostak (Harvard Medical School). L’origine de la vie suppose le passage d’une évolution chimique à une évolution biologique : on sait que tous les ingrédients (atomiques, moléculaires) étaient présents sur Terre, parfois même dans l’espace, et sont assez « simples » à obtenir, mais on ignore comme le processus de réplication a pu démarrer. De nombreux problèmes se posent, parmi lesquels la naissance des membranes caractérisant la vie cellulaire : l’information génétique (ADN ou ARN) doit être protégée du milieu extérieur, mais elle doit d’abord y avoir pénétré et la protection membranaire ne doit pas empêcher les échanges avec le milieu, nécessaires pour trouver de l’énergie. C’est ce point précis que l’équipe de Szostak a travaillé, en produisant un modèle expérimental crédible des premières membranes. Des acides gras simples plongés en milieu aqueux peuvent se « replier » en exposant leurs chaînes hydrophiles vers l’extérieur (et hydrophobes vers l’intérieur). L’expérience du laboratoire a montré que de telles membranes peuvent laisser le passage à des molécules chargées comme les nucléotides. Ce n’est pas le dernier mot sur l’élucidation des origines de la vie, puisque de nombreuses autres questions restent en suspens, notamment l’autocatalyse et l’émergence du monde ARN. Mais ce travail rappelle comment les chercheurs envisagent la résolution du problème depuis quelques décennies : un processus pas à pas, dans une chimie prébiotique faite d’essais et erreurs innombrables avec émergence de « solutions » localement stables, en cela pas très éloigné de l’algorithme darwinien guidant la future évolution du vivant.

Référence :
Mansy S.S. et al. (2008), Template-directed synthesis of a genetic polymer in a model protocell, Nature , online pub., doi:10.1038/nature07018

Illustration : Janet Iwasa, Szostak Laboratory, Harvard Medical School and Massachusetts General Hospital.

Sentir, cela s’apprend

On connaît les gènes encodant pour les récepteurs des odeurs, mais on n’avait pas analysé si leurs variations influencent de manière décisive la manière dont nous sentons le monde. Dans cette étude, 856 paires de jumeaux (dont 83 monozygotes) d’origine australienne, danoise et finlandaise ont jugé l’intensité et le caractère plaisant ou déplaisant de cinq odeurs différentes. Résultat : l’héritabilité est modérée (18 %), l’essentiel des différences entre individus provenant de leurs environnements non partagés. L’exposition aux odeurs et la plasticité olfactive semblent donc guider notre flair.

Référence :
Knaapila A. et al. (2008), Environmental effects exceed genetic effects on perceived intensity and pleasantness of several odors: A three-population twin study, Behavior Genetics, online pub., doi :10.1007/s10519-008-9211-6

Evaluation symbolique chez les singes

Nous admirons des peintures, nous utilisons de la monnaie, nous faisons des additions et des multiplications… nous sommes une espèce symbolique. Cette capacité à apprécier et comprendre des symboles est-elle propre aux Homo sapiens ou existe-t-elle chez d’autres espèces ? On a déjà entraîné des primates non humains (chimpanzés) à utiliser des lexigrammes pour communiquer avec leur voisinage humain. Mais qu’en est-il des singes plus éloignés de nous sur le rameau de l’évolution ? Une équipe de chercheurs italiens menée par Elsa Addessi vient de répondre à cette question chez les apelles ou sajous (Cebus apella), très proches cousins des capucins (C. capucinus) dont l’ancêtre commun avec l’homme a vécu voici 35 millions d’années.


Les chercheurs ont analysé les préférences des sajous sur les aliments, par exemple s’ils préféraient un bol de céréales à un morceau de fromage. Les singes se voyaient proposer ces aliments par paires, avec des quantités variables de chacun (1, 2, 4). Ensuite, les sajous ont été entraînés à associer des jetons avec chaque type de nourriture. Le but des chercheurs était de savoir si les choix des animaux vérifiaient le principe de transitivité, un élément de base de la décision rationnelle (si A≥B et B≥C, alors A≥C ou ≥ indique une préférence). Résultat : qualitativement, lorsque les animaux ont utilisé des jetons pour exprimer leur désir (au lieu de désigner l’aliment), ils ont respecté leurs goûts habituels et leur jugement était transitif. En revanche, quantitativement, les valeurs exprimées à travers les jetons divergeaient systématiquement des valeurs choisies face à la nourriture réelle. Par exemple, si un bol de céréales valait deux morceaux de fromages, un jeton pour les céréales valait plutôt quatre jetons pour le fromage.

Les singes assez éloignés de l’homme sont donc capables de raisonner dans un contexte symbolique comme dans un contexte réel, mais le calcul simultané sur les équivalents concrets en quantité de la représentation abstraite semble une épreuve cognitive trop complexe. On notera que les sajous ne diffèrent pas sur ce point des jeunes enfants humains, chez qui cette capacité se développe surtout après la troisième année.

Référence et illustration :
Addessi E. et al. (2008), Preference transitivity and symbolic representation in capuchin monkeys (Cebus apella), PLoS ONE 3(6), e2414, doi:10.1371/journal.pone.0002414

11.6.08

Contingence et mutation : l'évolution au laboratoire

Objection parfois entendue à propos de la théorie de l’évolution : elle n’est pas testable, donc pas falsifiable, donc pas scientifique. Cette assertion est fausse, puisque l’on a à de nombreuses reprises testé en laboratoire les mécanismes de l’évolution par sélection naturelle sur des populations s’y prêtant, généralement des bactéries (en raison de leur vitesse reproductive). Une recherche récente le rappelle, et apporte quelques précisions intéressantes.

Voici 20 ans, l’équipe de Richard E. Lenski a commencé la culture de douze populations identiques de la bactérie Escherichia coli, placées dans des conditions de culture identique (un mélange limité en glucose contenant également du citrate, classiquement utilisé par le métabolisme dans le cycle de Krebs). Après 44.000 générations, les chercheurs ont observé les résultats. Nombre de traits communs sont apparus, comme la tendance à développer des cellules de plus grande taille et à limiter les pics de densité. Mais vers la génération 31.500, une des populations a vu se développer une sous-population mutante capable d’utiliser directement le citrate comme source directe de carbone (les E. coli sont biochimiquement caractérisées par leur incapacité à le faire, par rapport à d’autres espèces bactériennes).

Comment ces mutants Cit+ ont-ils émergé ? Deux hypothèses sont possibles : une mutation unique, très rare, ayant permis de développer directement cette nouvelle fonctionnalité ; ou une série de mutations plus communes ayant fini par aboutir au trait. Pour en avoir le cœur net, les biologistes ont repris des cultures à partir des clones des E. coli aux différentes étapes de leur évolution (la population telle qu’elle a évolué au terme 500 générations). Ils ont observé que seule la population d’origine parvient à reproduire la mutation Cit+. Par ailleurs, les cultures de cette population ayant atteint 20.000 générations ont une probabilité significativement plus forte de dériver vers des mutants Cit+ 10.000 générations plus tard. Avant ce seuil, on n’observe pas cette prédisposition.

Cette expérience souligne donc deux aspects important de la théorie de l’évolution : la possibilité de développer de nouveaux traits complexes par accumulation et sélection de mutations ; le rôle de la contingence dans ce processus.

Référence :
Blount Z.D. et al. (2008), Historical contingency and the evolution of a key innovation in an experimental population of Escherichia coli, PNAS, online pub., doi : 10.1073/pnas.0803151105

Pourquoi, comment

A toute question « pourquoi », substituer la question « comment ». Les Lumières écossaises n’ont pas vraiment été entendues sur cela. Elles réclamaient du cerveau humain un effort qu’il n’est généralement pas disposé à accomplir : une cause première, une fin dernière, voilà des besoins autant que des produits de la conscience.

10.6.08

L'évolution du cerveau vue depuis les synapses

Quand on analyse l’évolution du cerveau, on s’attache habituellement à son évolution structurelle, c’est-à-dire souvent l’accroissement de sa taille et la spécialisation de ses aires. Plus de matière cérébrale signifie plus de neurones et une plus grande capacité à traiter l’information interne ou externe de l’organisme.

Une équipe dirigée par le professeur Seth Grant (Wellcome Trust Sanger Institute, États-Unis), travaillant au programme « Des gènes à la cognition », a préféré se pencher sur l’évolution fonctionnelle du système nerveux. En étudiant les synapses, c’est-à-dire les zones de connexions entre les neurones où les signaux électriques sont notamment permutés en signaux chimiques. « Bien que beaucoup d’études se soient penchées sur le nombre de neurones, note le Pr Grant, aucune n’a analysé la composition moléculaire des connexions entre neurones. Nous avons découvert des différences remarquables entre les espèces pour ce qui est du nombre de protéines à l’œuvre dans ces connexions neurales ».

Les chercheurs ont étudié 600 protéines appartenant aux domaines PSD (postsynaptic density) et MASC (membrane-associated guanylate kinase (MAGUK)-associated signaling complexes), deux complexes de molécules synaptiques connus pour leurs liens avec l’apprentissage et la mémoire. Grâce à la génomique et la protéomique comparées, ils ont analysé l’évolution de ces protéines de la levure à la souris. Il en résulte que 25 % sont déjà présents chez les unicellulaires (qui n’ont évidemment pas de cerveau) et 50 % chez les invertébrés. Comme toujours, l’évolution semble avoir réutilisé de vieux matériaux pour des nouvelles fonctions : certaines protéines servant aux synapses des mammifères dans le cadre de l’apprentissage étaient par exemple utilisées par des unicellulaires pour traduire un stress environnemental (changement de température ou de milieu nutritif). Le système nerveux s’est lentement constitué par l’agrégation de nouvelles réponses biochimiques à l’environnement, permettant un spectre cognitif et comportemental de plus en plus large et complexe.

Outre une meilleure compréhension de l’évolution de l’esprit, ce type d’étude permet aussi d’avancer sur le déchiffrement des domaines protéiques spécifiques à l’homme, ainsi que les variantes génétiques de ces domaines impliquées dans la cognition.

Référence :
Emes R.D. et al. (2008), Evolutionary expansion and anatomical specialization of synapse proteome complexity, Nature neuroscience, online pub., doi:10.1038/nn.2135

Victoire haut la main

Un robot pour stocker des millions d’échantillons à -80 °C, un filtre pour extraire la suie des produits de combustion, un minuscule senseur en silicone pour détecter des agents toxiques ou explosifs… tels sont les finalistes malchanceux du prix annuel remis hier par l’Académie royale d’ingénierie (Royaume-Uni). Le vainqueur est I-Limb, une main artificielle mise au point par la société Touch Bionics. I-Limb est la dernière évolution en date d’un projet né voici plus de quarante ans (1963), ayant initialement pour objectif d’aider les enfants malformés pour cause de grossesse sous Thalidomide. Le modèle actuel de la main bionique a été commercialisé en 2007 et équipe déjà 200 personnes dans le monde.

Hymen (suite) et libre-disposition de soi

Nous avons déjà parlé ici de l’annulation récente d’un mariage pour cause de mensonge sur une qualité essentielle au consentement (la virginité de la femme). Cette annulation a donné lieu à un déluge de commentaires tous plus idiots les uns que les autres, la pression de l’opinion ayant conduit la ministre de la Justice à requérir un appel de la décision en première instance, contre sa propre conviction initiale.

Si les commentaires sont idiots, c’est qu’ils tombent tous à côté de la plaque : le jugement reconnaît en fait qu’une personne est la mieux placée pour déterminer une qualité essentielle à son consentement dans un contrat, ce qui est du point de vue juridique une avancée de l’individualisme et du pluralisme. Chacun a le droit de déterminer des qualités essentielles à sa volonté de se marier et, le cas échéant, de voir reconnaître ce choix individuel comme valable. Ceux qui stigmatisent le sectarisme du mari pour avoir fait de la virginité un élément décisif de son mariage sont en réalité aussi sectaires que lui : ils ne supportent pas l'idée que des individus fassent des évaluations différentes des leurs. Si la liberté et la tolérance s'effondrent dès qu'elles rencontrent des attitudes ou des idées que l'on trouve choquantes, ce n'est même pas la peine de les invoquer.

Parmi les commentaires, le tout récent de Gisèle Halimi dans Le Monde ne brille pas par sa précision. Entre cent effets rhétoriques, elle tente d’opposer à la décision de justice des principes généraux de notre droit, écrivant notamment :

« En vérité, ce jugement fait bien de la virginité la cause de la nullité. À l’évidence, il porte atteinte à ce qui fonde notre justice. Et gomme, du même coup, la liberté d'une femme, égale à celle d'un homme, de disposer d'elle-même ! »

Eh bien non, justement, la libre-disposition de son corps n’est pas reconnue comme fondement de notre justice, elle ne figure même pas dans les diverses déclarations des droits de l’homme. Si ce faux scandale de la défloration réprouvée peut servir à quelque chose, c’est bien cela : faire prendre conscience qu’au-delà des maris jaloux, possessifs ou obsédés de pureté, tout le droit moderne forme un déni du corps humain, dont il se refuse à admettre que chaque individu en est propriétaire dès sa naissance et maître tout au long de sa vie, libre donc d’en faire tout ce qu’il veut quel que soit l’avis des morales ou des religions à ce sujet.

9.6.08

Mensonges de l'homme au singulier

Les uns me disent que l’homme est mauvais, les autres que l’homme est bon ; les uns qu’il est d’abord émotif ; les autres qu'il est surtout rationnel ; tous sont au moins d’accord sur l’idée que l’on peut faire des propositions générales avec le sujet « homme ». Je suis rebelle à cette idée, tout ce que l’on mettra derrière le sujet « homme » me semble une généralité fausse dès le départ et tous les systèmes qui en découlent des châteaux de cartes. L’homme dont on parle n’existe pas, il s'agit d'un idéal d’homme servant à régenter l’espèce en son nom et à son image.

8.6.08

Valeurs, connaissances et choix

Dans un article récent de l’International Journal of Public Opinion Research, trois chercheurs ont analysé les données d’une enquête nationale menée aux Etats-Unis sur l’attitude envers les cellules souches embryonnaires humaines, entre 2002 et 2005. Ils ont voulu tester l’hypothèse selon laquelle le degré de connaissance scientifique permet de prédire le degré de soutien à la recherche scientifique dans les domaines où celle-ci est controversée. En fait, il n’en est rien : la connaissance scientifique est secondaire dans les choix des individus, qui sont d’abord dictés par leur religiosité, leur idéologie ou leur déférence à l’égard de la science. Dans l’opinion, les croyances prennent donc le pas sur les connaissances, la rationalité n’est pas opposable comme telle aux valeurs et aux attitudes.

« Civilisé et sécurisé »...

PC Impact révèle les manoeuvres de l'Etat français pour transformer les fournisseurs d'accès (FAI) en auxillaires de police, au nom d'un internet « civilisé et sécurisé ». Les accros de la répression sexuelle et les escrocs de l'industrie culturelle trouveront-ils dans l'Etat français un premier allié de poids pour réaliser leur commune obsession de contrôle ? La suite plus tard, peut-être depuis un lieu barbare et risqué où l'on pourra encore respirer un air de pure liberté...

"Le gouvernement tente actuellement de faire signer d'ici le 10 juin par les FAI, les opérateurs de télécom et les prestataires (fournisseurs en ligne et éditeurs) une charte dite sur la "confiance en ligne". Ce document, issu du ministère de l'Intérieur, est une petite bombe pour ces fournisseurs de tuyaux plus habitués à la neutralité de leur fonction. Il s'inscrit dans le cheminement de la charte sur les contenus odieux de 2004 et les travaux du forum des droits de l'Internet afin de construire un internet civilisé et sécurisé."
La suite ici.

7.6.08

Sérotonine et sensibilité à l'équité

La sérotonine (5-HT) est un neurotransmetteur influant notamment l’humeur. Il est connu que des taux peu élevés dans le cerveau augmentent le risque d’anxiété et de dépression, ce qui est à l’origine d’une classe de médicaments bien connus (les inhibiteurs de recapture de la sérotonine, dont l’antidépresseur Prozac fut le premier). Mais la sérotonine est également impliquée de manière plus générale dans le contrôle de l’impulsivité et de l’agression, contre soi-même aussi bien que contre les autres. Elle influence par exemple les comportements addictifs, criminels ou suicidaires.

Une étude menée par des psychologues des Université de Cambridge (Royaume-Uni) et Californie (Los Angeles) suggère que la sérotonine conditionne également l’expression de notre sens de l’équité. 20 volontaires ont participé à un test avec le jeu de l’ultimatum. Celui-ci est très simple : un joueur se voit remettre une somme avec obligation de la partager, par exemple 100 euros. L’autre joueur accepte ou refuse l’offre de partage. L’expérience montre que, dans bon nombre de cultures, les individus développent un sens aigu de l’équité : ils préfèrent refuser un partage trop inéquitable (par exemple 80-20 ou 90-10), même si dans ce cas ils ne gagnent pas les 10 ou 20 qu'ils auraient pu espérer. C’est encore plus évident dans une variante du jeu où un joueur a la possibilité de punir celui qui partage de façon inéquitable : plus la répartition est égoïste, plus la punition sera sévère.

Les volontaires de cette expérience ont été divisés en deux groupes : les un recevaient un placebo, les autres un traitement entraînant une baisse aiguë et courte de la sérotonine. Le jeu de l’ultimatum était ici réduit à trois choix : juste (partage à 45 % de la somme initiale), injuste (30 %), plus injuste (20 %). Résultat : le taux de sérotonine n’a eu aucune influence sur le partage juste, mais plus il était bas, moins les individus étaient susceptibles d’accepter les partages injustes. Ce qui peut s’interpréter de diverses manières : influence directe sur le sens de l’équité, influences indirectes par l’humeur ou la désinhibition (protestations plus faciles).

Si le sens de l’équité paraît universel, et a déjà été observé sur des primates non humains en conditions de laboratoire, sa modulation est certainement complexe. On peut ainsi imaginer que de nombreux facteurs neurobiologiques le font varier. Cette variation interindividuelle pourrait être l’une des causes secrètes de nos divergences dans les débats sur la morale ou la justice.

Référence :
Crockett M.J. et al. (2008), Serotonin modulates behavioral reactions to unfairness, Science, online pub., Science DOI: 10.1126/science.1155577

Les gènes, entre fantasmes et réalités

Sur le site du Monde, un reportage consacré à la société 23andme dont nous avions parlé ici. Intéressant, car cela montre comment le rapport des individus à leurs gènes se modifie progressivement, et pénètre désormais la vie quotidienne. En contrepoint, on pourra lire le dossier ADN du dernier Monde diplomatique, qui résume assez bien la version fantasmatique du même phénomène : on projette dans le gène toutes ses obsessions idéologiques et l'on pense avoir produit une pensée. Mais on n'a jamais fait que répéter les mantras de sa croyance...

5.6.08

Des gamètes artificiels (PSCDG) aux modifications germinales

Le groupe de Hinxton rassemble des chercheurs, des décideurs et des éditeurs de presse autour d’une réflexion éthique sur les cellules souches. Il vient de publier un rapport consacré aux PSCDG, c’est-à-dire pluripotent stem cell derived gametes, en français les gamètes dérivés de cellules souches pluripotentes.

De quoi s’agit-il ? Les cellules souches pluripotentes sont capables de se différencier en n’importe quel tissu spécialisé de l’organisme humain. On peut ainsi, au moins sur le papier, fabriquer en laboratoire des cellules constituant notre foie, notre cœur ou nos dents. Les cellules souches pluripotentes nécessaires au processus peuvent être obtenues de deux manières. La première consiste à utiliser un embryon dans les premières phases de son développement. La seconde, bien plus récente (2007), consiste à reprogrammer une cellule adulte en cellule souche (on parle de cellules IPS pour induced pluripotent stem cells, cellules souche à la pluripotence induite).

Une fois établie la lignée de cellules souches pluripotentes, on peut dériver des cellules spécialisées, et parmi elles des gamètes (des ovules ou des spermatozoïdes). Selon le groupe de Hinxton, cela sera réalisable dans les 5 à 15 ans qui viennent. Les tests déjà existants de viabilité et de fonctionnalité pourront être appliqués à ces gamètes. Et, si l’on procède à une fécondation in vitro, tout cela pourrait aboutir à une naissance. Prenons le cas d’un couple stérile – la femme ne produit pas ou plus d’ovule, l’homme pas ou plus de spermatozoïde : les PSCDG pourraient permettre à ce couple d’enfanter, l’enfant n’étant pas un clone (il serait issu de la fusion classique entre l’œuf de la mère et le spermatozoïde du père). Autre exemple : obtenir des ovules dans le cadre d’une FIV se fait par un traitement considéré comme lourd (blocage de cycle et stimulation ovarienne, extraction des ovocytes). Avec les PSCDG, on pourra peut-être produire ces ovocytes en laboratoire, avec un simple prélèvement de cellules sur l’adulte. Tout cela devra évidemment être testé in vitro, puis sur des modèles animaux avant la moindre application à l’homme.

Les PSCDG donneront lieu à des applications assez consensuelles, comme l’amélioration de la recherche fondamentale sur la différenciation cellulaire, les maladies génétiques, les cancers ou l’infertilité. Mais elles ne manqueront pas d’ouvrir le champ à des applications bien moins acceptées aujourd’hui. La principale d’entre elles est la modification génétique germinale : lorsque nous parviendrons à fabriquer des PSCDG, modifier certains de leurs gènes sera plus aisé. Et l’on pourra ensuite tester la viabilité la fonctionnalité des gamètes ainsi modifiés.

En l’état actuel du droit, il est interdit dans bon nombre de pays de corriger les gènes d’un embryon. Si celui-ci est porteur par exemple du gène de la mucoviscidose (mutations délétères du gène CFTR), les parents n’ont pas d’autres choix qu’avorter ou donner naissance à un enfant malade. Ou alors ils doivent fabriquer des embryons par FIV en espérant que certains d’entre eux seront indemnes de la mutation délétère, pour les réimplanter. Mais le médecin ou le généticien ne peut pas intervenir directement sur l’embryon pour remplacer le gène délétère par sa version saine. Cela vaut bien sûr pour toutes les mutations connues, soit qu’elles produisent directement la maladie (pathologie à hérédité autosomique dominante ou récessive) soit qu’elles augmentent en diverses proportions le risque de contracter une maladie plus complexe (gènes de susceptibilité aux cancers, aux pathologies neurodégénératives, etc.). On parle de modifications génétiques germinales car si l’on modifie un gène à un stade précoce (soit sur l’embryon, soit sur les gamètes des parents), cette modification sera présente dans les cellules germinales (gamètes) de l’enfant à naître, et celui-ci la transmettra donc à son tour aux générations futures.

Que penser de cet interdit ? Il me semble hypocrite et infondé.

Hypocrite car, comme cela vient d’être noté, l’autorisation du diagnostic pré-implantatoire revient au même : les parents sont porteurs d’un gène délétère, ils produisent par FIV des embryons, le DPI sélectionne les « bons », ceux qui ne sont pas porteurs de la version délétère du gène transmise à la fois par le père et la mère (dans le cas d’une pathologie récessive où il faut la présence de la copie maternelle et de la copie paternelle pour exprimer la maladie). Au lieu de corriger un embryon malade pour le rendre sain, on va simplement produire plusieurs embryons et choisir ceux qui sont sains au détriment de ceux qui sont malades. Cela représente donc indirectement une forme de sélection génétique germinale.

Infondé car, à partir du moment où les techniques seront au point sans effets secondaires indésirables, on ne voit pas trop au nom de quel respect superstitieux du vivant les humains devraient être obligés de transmettre à leur descendance des gènes connus pour leurs effets négatifs sur l’organisme. Les arguments habituellement avancés ne me semblent pas recevables. En voici cinq – j’évacue d’emblée les arguments techniques sur la fiabilité du processus (son absence de risque connu) ainsi que les arguments religieux sur le respect de la volonté divine ou les arguments semi-religieux sur le respect de la dignité humaine (qui ne sont d’ailleurs pas des arguments, mais des croyances ou des pétitions de principe).

- C’est de l’eugénisme. Si les parents souhaitent empêcher chez l’enfant à naître la survenue d’une maladie ou diminuer son risque, ou bien encore favoriser un trait jugé désirable, on ne voit pas pourquoi la société ou l’État devrait leur interdire de manière autoritaire. Un tel interdit ne respecte ni la liberté des parents, ni l’intérêt de l’enfant. Au nom d’une critique de « l’eugénisme individuel », on défend une sorte de « dysgénisme collectif » difficile à justifier moralement.

- Certains gènes à effet négatif ont aussi des effets positifs. Sans aucun doute, le phénomène est connu sous le nom technique de pléiotropie. Autoriser la modification génétique germinale ne signifie évidemment pas que l’on a intérêt à modifier tous les gènes ou qu’on doit le faire à l’aveuglette. Mais ce n’est qu’une question de temps, pas une question de principe. Dans quelques décennies, chaque gène humain sera connu dans ses différentes versions (allèles), on disposera de banques mondiales de données et d’études longitudinales permettant d’évaluer les effets de ces allèles et de leur combinaison. On pourra ainsi sur des bases plus solides estimer les coûts et bénéfices associés à chacun d’entre eux en terme de santé individuelle. De toute façon, pour bon nombre des quelques milliers de maladies génétiques rares (orphelines), on sait d’ores et déjà que les effets négatifs l’emportent largement sur les effets positifs.

- Choisir les gènes de son enfant revient à choisir son destin et nier sa liberté. Absurde, les gènes forment simplement une partie des conditions initiales de l’existence, certainement pas le contenu concret de cette existence, notamment l’usage que l’on fait de son libre-arbitre. Aucun individu n’a jamais choisi les gènes qu’il a reçus de ses parents, il doit faire avec. Dans certains cas (troubles mentaux), les individus naissent sans pouvoir faire un plein usage de leur libre-arbitre, parfois même en raison du choix de leurs parents de les faire naître ainsi (s’ils ont refusé d’avorter).

- À terme, cela va diminuer la diversité génétique de l’humanité. Si cette diminution se fait au détriment des 1, 5 ou 10 % d’allèles (et non de gènes) connus pour leur impact négatif sur la santé et le bien-être, ce ne sera pas nécessairement une perte énorme : on doit cesser de penser que la nature fait toujours bien les choses, ce qui est faux. La nature produit des variations aléatoires et les teste de manière aveugle, cela n’a rien de bon ou de mauvais en soi, l’homme ne s’est jamais caractérisé pour son respect fataliste de l’aléa naturel, bien au contraire. De toute façon, nous aurons la possibilité de conserver dans des banques toutes les versions connues de tous les gènes.

- Cela va créer des inégalités entre lignées modifiées et lignées non modifiées. Par définition, ces inégalités existent déjà à l’état naturel (entre les parents qui portent des gènes favorables et ceux qui ne les portent pas) : refuser une inégalité artificielle revient à sanctifier une inégalité naturelle. En tout état de cause, cet argument est contingent : on ne peut refuser une innovation sous prétexte qu’elle avantage certains (c’est le cas de toute innovation), il vaut mieux dans ce cas travailler à sa démocratisation rapide. Enfin, on peut aussi rappeler que l’égalité concerne avant tout l’égal respect des droits individuels quel que soit le bagage génétique des individus.

Référence :
Le texte de consensus du groupe de Brixton sur les PSCDG peut-être télécharger ici (pdf, anglais).