31.5.08

L'évolution de l'esprit selon Gary Marcus

Dans une intéressante interview au New Scientist, le psychologue Gary Marcus revient sur quelques idées fausses concernant l'évolution et l'esprit. Notamment l'idée que notre cerveau représente un pinacle de cette évolution et est devenu grâce à elle un outil optimal. D'abord, l'évolution s'est déroulée dans un environnement adaptatif (paléolithique) n'ayant rien à voir avec le nôtre, celui de petits groupes cherchant à manger. Certains de nos traits psychologiques sont donc décalés ou inadaptés par rapport à notre époque et à ses exigences particulières. Ensuite, l'évolution bricole avec ce qu'elle a sous la main, et non selon le dessein ou le plan d'un état futur idéal. D'où l'erreur consistant à penser que "ce qui est" signifie "ce qui est le mieux (ou le plus apte)", alors que cela signifie plus modestement ce qui était le plus apte à un moment donné parmi les choix possibles (et restreints) d'aptitude.

La mémoire humaine, note par exemple Marcus, est très mal organisée : "Nous ne sortons les choses de notre mémoire qu'en fonction du contexte, ou des indices, qui évoque ce que nous cherchons". Mais cela signifie aussi que bien d'autres choses qui auraient été utiles à éclairer ce contexte restent enfouies. De manière générale, la rationalité humaine a été surestimée. "Les économistes font cette erreur, note Marcus. Ils présument que les humains sont rationnels, mais ils ne le sont pas nécessairement. Et je pense que les gens surestiment presque toujours leurs propres capacités. Ils surestiment la qualité de leur mémoire et la précision avec laquelle ils raisonnent. Cela contribue à la polarisation politique, par exemple, où chacun est convaincu qu'il connaît la vérité et personne d'autre. Je ne crois pas que c'est une bonne chose pour l'espèce".

30.5.08

L'humanité, entre autosélection et autodestruction

L’homme est programmé pour produire des jugements de goûts et des jugements de valeur. En fait, il ne produit quasiment que cela : le simple jugement de fait dénué d’une appréciation subjective est une rareté, un effort, une lutte contre la nature même de notre esprit. Même dans l’économie, réputée pour flatter les intérêts plutôt que les passions, le comportement des acteurs fait une large place à des appréciations très éloignées de la pure rationalité. De là procède l’insociable sociabilité dont parle Kant, c’est-à-dire la permanence des conflits au sein des sociétés humaines. Car pour des causes biologiques autant que culturelles, nous ne hiérarchisons pas de la même manière nos valeurs et nos goûts, nous acceptons difficilement que nos voisins divergent, nous cherchons des groupes homogènes. Même le plus tolérant des hommes a des régions secrètes d’intolérance — et la tolérance, hélas, est bien loin d’être la vertu la mieux partagée. Cela ne rend pas optimiste sur notre capacité à établir une paix durable. Au moins pour l’humanité dans sa version actuelle, encore si proche d’une horde de primates. A peine les grands conflits idéologiques ont-ils reflué que les luttes ethniques ou religieuses refont surface. Il se pourrait bien que la Mutation ait pour mythe fondateur les terribles guerres humaines dont le siècle passé fut un prélude. Elles nous apparaîtront comme des guerres civiles mondiales, c'est-à-dire les premiers conflits internes de la société-monde en devenir.

L'hymen, le juge et le contrôle de qualité

Polémique en France : le tribunal de grande instance de Lille a annulé un mariage pour erreur sur les qualités essentielles de l’un des conjoints. En l’occurrence, il s’agissait d’un couple musulman et la femme avait menti à l’homme sur sa virginité. Comme le rappelle le journal Le Monde, le juge s’est appuyé sur l’article 180 du code civil posant : « s'il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l'autre époux peut demander la nullité du mariage », et cela dans un délai de cinq ans. Des nullités ont été prononcées dans diverses situations : découverte qu’un conjoint est divorcé, qu'il a menti sur sa nationalité, qu'il fait l'objet d'une curatelle ou qu'il n'est pas apte à des relations sexuelles normales.

La plupart des politiques de droite comme de gauche, ainsi que les féministes comme Elisabeth Badinter ou Ni putes ni soumises, ont vu dans cette décision de justice une atteinte au droit des femmes et une reconnaissance de traditions obscurantistes. Je ne suis pas suspect de sympathie pour la religion, surtout pour les religions monothéistes et leur vision névrotique de la femme, mais je trouve cet émoi mal placé. Si, comme c’était le cas, l’un des conjoints faisait de la virginité une qualité essentielle nécessaire à son consentement, le fait qu’il ait été trompé sur ce point annule la valeur dudit consentement, donc celle du mariage. Ce dernier n’est jamais qu’un contrat entre deux personnes fondé sur leur volonté libre et éclairée.

Ce qui me gêne beaucoup en revanche, c’est de découvrir à cette occasion que le juge est doté du pouvoir exorbitant de statuer sur ce que sont des « qualités essentielles de la personne ». Cela confère à l’État une capacité de décision axiologique et symbolique considérable. Et j’avoue être incapable d’imaginer une limite entre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas : pourquoi ne pas annuler un mariage si la femme ne sait pas faire des choux à la crème (alors qu’elle avait dit le contraire), n’accepte pas la sodomie ou la fellation (alors qu’elle avait dit le contraire), est violemment hostile aux OGM (alors qu’elle avait dit le contraire), est baptisée (alors qu’elle avait dit le contraire), admire la classe de Nicolas Sarkozy (alors qu’elle avait dit le contraire), etc. En cinq ans, j’ai le temps de trouver plein de défauts à une personne et d’estimer rétroactivement que si cette personne ne m’avait pas caché ce défaut avant le mariage, je n’y aurais peut-être pas consenti. A titre personnel, la présence ou l’absence d’un hymen me semble à peu près du même niveau symbolique et intellectuel que les exemples ci-dessus, un peu moins grave en fait, et je ne vois pas pourquoi un juge aurait le dernier mot sur ce genre d’estimation.

Ma conclusion : le problème de fond ne vient pas des obsessions hymenales des mariés jaloux, mais du poids que l’on accorde à l’État dans la gestion de nos existences. Il vaudrait mieux retirer à celui-ci le contrôle du mariage, pour en faire un simple contrat privé où les individus stipulent librement ce qu’ils estiment être les qualités essentielles du conjoint, ainsi que leur délai d’observation. Car après tout, personne n’est meilleur juge de ces qualités que soi-même. Mais bien sûr, il faudrait pour cela poursuivre le travail d’autonomisation de la Modernité, dénoncer dans l’emprise de l’État la réplication de l’ancienne emprise de l’Église, en finir avec la pensée magique selon laquelle la société ne pourrait survivre que par une sacralisation publique de certaines institutions, prendre les droits de l’individu au sérieux... Contre cette perspective, on trouve encore une coalition de conservatismes et de conformismes allant bien au-delà du seul obscurantisme de tel ou tel religion.

La mécanique des singes

On connaît assez bien le comportement des populations de neurones contrôlant les mouvements. Les signaux d’activité corticale dans les zones motrices peuvent ainsi être utilisés pour diriger par la pensée des curseurs sur un écran, grâce à des logiciels d’interprétation. Une équipe de l’Université de Pittsburg vient de franchir un pas supplémentaire dans le domaine dit de l’ « incorporation », permettant le contrôle direct par les neurones de prothèses mécaniques accomplissant certains mouvements. La vidéo du résultat est impressionnante : on voit un macaque rhésus (Macaca mulatta) prendre une nourriture des mains de l’expérimentateur pour la porter à sa bouche à l’aide d’un bras artificiel.

Référence et illustration :
Velliste M. et al. (2008), Cortical control of a prosthetic arm for self-feeding, Nature, online pub., doi:10.1038/nature06996

29.5.08

Les athées sont-ils plus intelligents ?

Richard Lynn (Université d’Ulster, Irlande) et deux co-auteurs ont réalisé une synthèse des différents travaux mettant en rapport la croyance religieuse et l’intelligence (capacité cognitive générale ou facteur g, telle qu’elle est estimée par les tests psychométriques de QI). Leur article souligne que l’on observe une corrélation négative entre les deux traits.

Au sein des nations, plusieurs travaux appuient cette conclusion depuis le début du XXe siècle, dont une quinzaine sont rappelés et commentés. Kanazawa (2007) a par exemple analysé les données de l’American National Longitudinal Study of Adolescent Health, portant sur 14.277 individus suivis de l’adolescence à l’âge adulte, incluant des tests psychométriques et des autoquestionaires sur le degré d’adhésion aux croyances religieuses. Le groupe se disant « sans religion aucune » a le QI le plus élevé (103,09), le groupe se disant « très religieux » le QI le plus faible (97,14). Une autre analyse est menée par les auteurs sur la base du National Longitudinal Study of Youth (1997), dont les sujets (6.825) ont également répondu à un questionnaire sur leur croyance. Il en résulte une différence moyenne de 6 points de QI en faveur des athées par rapport aux individus ayant déclaré leur adhésion à une religion. Les chercheurs rappellent également les conclusions des travaux ayant analysé l’évolution de la croyance au cours du développement des individus (les capacités cognitives se déployant avec l’âge). Une enquête longitudinale menée par Francis (1989) sur 400 enfants d’une école protestante anglaise a ainsi montré que le niveau de croyance baisse régulièrement de 5-6 ans (87,9 % chez les garçons et 96,0 % chez les filles) à 15-16 ans (55,7 %, 70,4 %).

Autre type de travaux : la comparaison des élites scientifiques et de la population générale. Une étude de l’Académie américaine des sciences montre que 7 % des chercheurs croient en dieu contre 90 % dans la population générale (Larsen 1998). En Angleterre, la proportion dans une enquête plus récente est de 3,3 % (chez les membres de la Royal Society) contre 68,5 % (Dawkins 2006). Enfin, les chercheurs se sont penchés sur les rapports entre athéisme et intelligence dans les différentes nations. Pour le QI, ils ont utilisé la standardisation internationale proposée par Lynn et Vanhanen (2006), pour l’athéisme une analyse de Zuckerman (2007), le tout offrant des données quantifiées sur 137 nations. Ils observent une corrélation positive de 0,6 entre QI et la non-croyance religieuse.

L’ensemble des travaux indique que la réponse à la question posée en titre est positive : les athées sont, en moyenne, plus intelligents que les croyants. Mais la différence de QI est relativement faible : environ 6 points, pour un écart-type de 15 points. Autre point : les corrélations ne sont pas toujours des causes, mais elles ont toujours des causes. Le travail ne permet pas de définir le sens du rapport de causalité (la croyance freine le développement de l’intelligence ou l’inverse) ni surtout d’exclure un facteur tiers (par exemple, la classe socio-économique, la pauvreté étant négativement corrélée à l’intelligence mais positivement à la religiosité).

Référence :
Lynn R. et al. (2008), Average intelligence predicts atheism rates across 137 nations, Intelligence, online pub., doi:10.1016/j.intell.2008.03.004

(Merci à R. Lynn de nous avoir transmis l’article)

28.5.08

Des questions récurrentes aux réponses divergentes

Qu’est-ce que la vie, l’homme, l’amour, Dieu, l’esprit, le bien, l'univers… ? L’être humain se pose de manière récurrente toutes sortes de questions. La Modernité n’a pas changé cela : sa grande nouveauté, c’est la pluralité des réponses possibles à chaque question. Pendant l’essentiel de leur évolution et de leur histoire, les hommes ont vécu dans des groupes fermés où les mêmes questions recevaient toujours les mêmes réponses, celles de la croyance dominante du groupe. Le « miracle grec » est perçu comme tel car on a vu éclore dans un lieu et un temps limités une multiplicité de réponses, de débats et de querelles. Un jaillissement désordonné de la raison critique, un gai savoir. Mais le voile monothéiste a recouvert cela dans les siècles suivants, restaurant pour l’essentiel l’habitude paléolithique et néolithique des réponses uniques et obligatoires au sein du groupe. Nous en sortons enfin, non seulement nous avons découvert la pluralité des mondes humains et de leurs réponses, mais cette pluralité pénètre chaque groupe, concerne chaque individu. Cette évolution sans précédent change le régime de la vérité dans l’histoire, et la manière dont les hommes se rassemblent ou se détachent autour de vérités partagées. Cela aussi désigne la Mutation.

Notes sur le libre-arbitre

Le concept de libre-arbitre n’existait pas dans la pensée grecque. Il a été créé par Augustin, dans un cadre théologique donc, avec comme objectif de régler le problème du mal en rapport à Dieu et à l’homme (en quoi l’homme est-il responsable du bien ou du mal si Dieu est l’auteur du monde et si la volonté divine dirige son cours).

Cette origine métaphysique pèse encore sur l’idée que l’on se fait du libre-arbitre : on le voit comme une faculté indivisible et immuable dont tout homme serait doté, un peu comme l’âme pour les croyants, justement. Si le libre-arbitre existe, chose restant à démontrer, je ne pense pas qu’il soit également réparti ou exprimé chez les hommes (au même titre que les autres facultés émotives ou cognitives). On considère d’ailleurs que les fous en sont privés, et en cela qu’ils sont partiellement irresponsables de leurs actes, ou bien qu’ils doivent être soignés plutôt que punis. Mais la folie n’est pas une variation discontinue s’opposant de manière nette à l’état normal de l’esprit, plutôt un dysfonctionnement d’intensité variable de certaines zones cérébrales et des facultés associées. Et certaines limites sont par nature arbitraires : par exemple, dans telle société, un individu doté d’un QI de 69 sera réputé incapable, mais un autre d’un QI de 70 sera jugé pleinement responsable. Pourtant, un point de QI ne change pas substantiellement une personne. C’est également vrai pour l’individu dit « normal », avec les variations de la responsabilité selon l’âge : un enfant de 5 ans n’est pas responsable de ses actes car on présume que son libre-arbitre n’est pas assez développé. On retombe sur l’idée d’une expression variable du libre-arbitre, ainsi que sur des observations de sens commun mettant en doute la précision du concept (on connaît tous des adultes de 20 ans paraissant plus irresponsables que des enfants de 10 ans). Nous avons pratiquement besoin de ce genre de limites créant une présomption de libre-arbitre. Mais cela ne signifie pas qu’elles sont intellectuellement fondées ou satisfaisantes.

Plus nous en savons sur l’esprit, plus nous observons sa porosité à des déterminations non conscientes (innées ou acquises), moins le concept de libre-arbitre est évident. Cela n’a guère de conséquences pour le moment, hormis devant les tribunaux où l’expertise psychiatrique est requise. Mais on ne peut préjuger des conclusions futures des sciences de l’esprit, ni de l’influence qu’elles auront sur le socle de la liberté et de la responsabilité individuelles, devenues si centrales dans nos sociétés.

(Voir le récent travail de Vohs et Schholer, rapporté ici, qui est à l’origine de cette réflexion).

Dennett, la science et la philosophie

Je signale sur le blog de Normand Baillargeon un entretien récent et en langue française avec le philosophe naturaliste Daniel Dennett, ce qui est assez rare. Le contenu est fort intéressant, et je souscris particulièrement à ce propos :

« Je pense que l’image d’Épinal du philosophe qui travaille seul, sans se préoccuper de ce que pensent ou disent les autres chercheurs est, historiquement parlant, un stéréotype très récent. Descartes et Leibniz étaient des scientifiques et Kant portait une très grande attention à ce qui se passait dans les sciences, tout comme Locke, Hume ou Reid. Ce n’est qu’au XXe siècle que la philosophie rompt ses contacts avec la science. Mais encore là, et pour m’en tenir à des noms qui viennent spontanément à l’esprit, Russell, Quine, ou encore Dewey, étudiaient de manière approfondie le travail des scientifiques. Faire de la philosophie à l’écart de la science et dans une sorte de vacuum factuel et théorique est une chose possible, mais dans ces conditions il est extrêmement difficile d’accomplir quelque chose qui ait de la valeur ou qui vaille la peine d’être lu. Cela conduit à des débats philosophiques hermétiques, fermés sur eux-mêmes et, en bout de piste, des vies et des talents sont gaspillés. Je déteste cela, comme je déteste voir des étudiants se livrer à ce genre d’exercice. »

On pourrait bien sûr ajouter à la liste une bonne part de la philosophie antique, qui était confondue avec la science. Le fait que l’on parle encore dans le monde anglo-saxon de PhD (philosophiae doctor) pour qualifier les études doctorales en science est un héritage lointain de la non-dissociation des deux disciplines. Quant aux « débats philosophiques hermétiques » dont parle Dennett, les habitants de la contrée d’origine de la fameuse French Philosophy ne pourront qu’y être sensibles…

Bien que ce ne soit pas ma discipline de formation, je lis beaucoup de philosophes. Et je suis souvent frappé du contraste entre leur relative clarté jusqu’au XIXe siècle – au sens où ils sont accessibles à l’honnête homme ayant envie de réfléchir de manière un peu abstraite – suivie d’un obscurcissement après cette date, au moins chez certains d’entre eux. On dira qu’il en va un peu de même pour les sciences, à ceci près que la complexifiation des sciences tient à mon avis à la spécialisation de leur objet, à leur mathématisation et à l’émergence de nouvelles réalités observables en dehors du sens commun (le niveau quantique, atomique, moléculaire ou au contraire cosmique). Ces contraintes d’observation ou de formulation n’existent guère dans la philosophie, ce qui rend incompréhensible le développement chez certains penseurs d’un charabia abscons, ou bien encore la critique de la critique de la critique de concepts anciens dont on n’interroge même plus le rapport à la réalité. Nietzsche disait : "Encore un siècle de journalisme, et tous les mots pueront". On a parfois envie d'ajouter : "Encore un siècle de philosophie, et tous les mots auront perdu leur sens"...

Après Watson, Kriek

Nous avions mentionné ici le récent séquençage du génome de James Watson, deuxième individu (après Craig Venter) à bénéficier d’une lecture « personnelle » de ses gènes. Voici déjà le troisième, qui s’appelle Kriek. Non, ce n’est pas une faute d’orthographe et ce n’est pas l’ADN du défunt Francis Crick (co-découvreur de la double hélice), que l’on aurait été prélever dans sa tombe. Il s’agit du génome du Dr. Marjolein Kriek, généticienne au centre médical de l’Université de Leyde (Pays-Bas). Soit une double première : première femme et premier individu d’origine européenne dont le génotypage complet est réalisé. Il a fallu un peu plus de six mois dans ce cas, avec le séquenceur Illumina 1G. Le séquençage des femmes permettra de mieux évaluer la diversité du chromosome X, dont les hommes n’ont par définition qu’un exemplaire.

27.5.08

SOS Extermination

Vous avez peut-être remarqué qu’il y a des publicités sur la colonne de gauche de ce blog. Je dis peut-être parce que personne ne clique jamais dessus, elles semblent assez discrètes. Ces publicités sont choisies automatiquement par le service Google AdSense, elles sont censées refléter vaguement le contenu de la page. A ma grande frayeur, voici la pub que j’avais cette nuit (et peut-être encore quand vous lisez ce texte) :









Je ne sais pas ce que j’ai rédigé contre ces pauvres animaux pour être ainsi classé dans le camp de leurs exterminateurs. L’intitulé de cette publicité relève par ailleurs d’un certain comique (involontaire), qui a attiré mon attention : le « SOS animaux » du titre contraste brutalement avec la promesse d’un génocide rapide du sous-titre. Je me dis que les robots sémantiques ne sont pas encore au point. Ni certains humains rédacteurs publicitaires.

Si le libre-arbitre n'existe pas, tout est permis

Dans un sondage très large mené en 1998 dans 36 pays, il ressortait que 70 % des individus approuvaient massivement l’assertion : mon destin est entre mes mains (International Social Survey Programme, 1998). La croyance au libre-arbitre est la chose la plus répandue du monde, au moins dans nos sociétés occidentales ou modernes. Mais d’un autre côté, les avancées de la génétique et des neurosciences remettent régulièrement en question sinon l’existence, du moins la portée de ce libre-arbitre. Un grand nombre des actes individuels sont déterminés par des penchants ou des mécanismes n’accédant pas à la conscience de l’agent, que leur cause soit distale (évolutive) ou proximale (développementale), selon le jargon des chercheurs comportementalistes. La vie consciente n’est qu’une petite partie de la vie mentale : notre cerveau évalue en permanence notre environnement, mais sans nous en tenir informé. Et l’évolution nous a légué certaines dispositions à adopter des préjugés.

Kathleen D. Vohs et Jonathan W. Schooler ont examiné si le degré de croyance dans notre libre-arbitre affecte la moralité de nos comportements. 122 participants (dont 46 femmes) ont participé à deux types d’expérience. Dans l’une, un ordinateur truqué donnait par erreur la réponse à un test arithmétique que les sujets étaient censés réussir tout seul. Ils pouvaient supprimer ce biais en appuyant sur une touche, et leur choix était enregistré à leur insu. Dans l’autre, les participants devaient remplir une quinzaine de tests cognitifs et se voyaient rétribués de 1 $ à chaque test réussi. Mais la surveillante prétextait un dérangement lors du test, laissait les individus corriger eux-mêmes leurs réponses à la fin de l’examen et se contentait de leur demander la somme de réponses exactes, donc la somme à verser.

Pour chacune de ces expériences, les individus avaient été conditionnés auparavant. Dans la première, les uns lisaient des passages d’un livre de Francis Crick (The Astonishing Hypothesis) tantôt dirigés contre l’existence du libre-arbitre, tantôt neutres sur la conscience. Dans la seconde expérience, trois groupes étaient constitués et devaient lire une série de phrases en y réfléchissant une minute : il s'agissait soit de propositions minimisant l’importance ou l’existence du libre-arbitre, soit de propositions valorisant au contraire ce même libre-arbitre, soit enfin des phrases neutres (groupe de contrôle).

Résultat : les deux psychologues ont trouvé un biais significatif vers la tricherie chez les groupes conditionnés à nier ou minimiser le libre-arbitre, par rapport au groupe ayant subi l’influence contraire ou au groupe de contrôle. « Le fait qu’une exposition brève à des messages affirmant que le libre-arbitre n’existe pas puisse accroître la tricherie passive ou active implique que populariser une vision du monde déterministe pourrait saper le comportement moral ».

On a tous en tête la phrase que Dostoïevski prête à l’un de ses personnages de roman (Frères Karamazov): « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». L’expérience de Vohs et Schooler nous invite à une sorte de détournement paradoxal : « Si le libre-arbitre n’existe pas, tout est permis ». Qui n’est pas si paradoxal en fait : on peut imaginer que le cerveau humain est programmé à respecter des règles de comportement à condition de croire en la fiabilité ou l’autorité des sources de ces règles (Dieu, le libre-arbitre, peu importe). Ce qui ne serait évidemment pas une pièce à conviction pour l’existence du libre-arbitre, plutôt une nouvelle démonstration de la conformité au groupe et à ses idées dominantes…

Référence :
Vohs K.D., J.W. Schooler (2008), The value of believing in free will: encouraging a belief in determinism increases cheating, Psychol Sci., 19, 1, 49-54.
Le texte peut être téléchargé ici. (pdf, anglais)

Illustration : C. Muller.

(Merci à Nick d’avoir attiré mon attention sur ce travail).

26.5.08

Un tueur-né en flagrant délit

Est-ce une galaxie lointaine, une exoplanète, l’univers dans un temps éloigné ? Non, il s’agit de la formation en direct de nouvelles particules virales (virions) de HIV, à la surface de cellules humaines. Malgré leur esthétique assez terne, ces images sont exceptionnelles : c’est la première fois que l’on peut observer ainsi la formation individuelle des virions, grâce à une technique de microscopie (par réflexion interne totale).

Référence et illustration :
Jouvenet N. et al. (2008), Imaging the biogenesis of individual HIV-1 virions in live cells, Nature, online pub., doi:10.1038/nature06998.

L'origine de l'altruisme et les niveaux de sélection

Lorsque Charles Darwin a jeté les fondements de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, il a également pris conscience d’un problème de taille : comment expliquer l’existence de l’altruisme dans les sociétés animales (et humaines, bien sûr) ? Un individu manifestant un comportement altruiste n’en retire par définition aucun bénéfice.

Prenons un exemple connu de la littérature naturaliste : les singes verts ou vervets. Ceux-ci disposent d’un mode sophistiqué de communication d’alerte, incluant trois types de cris bien distincts en fonction des prédateurs concernés : un premier pour l’aigle, un deuxième pour le léopard et un troisième pour le serpent. Chacune de ces vocalisations, émises lorsque le prédateur est repéré, conduit les singes à un comportement approprié. Lorsqu’un vervet signale la présence d’un reptile, les regards des uns se tournent vers le sol tandis que les autres, plus craintifs, s’enfuient immédiatement dans les arbres. Le singe vert qui émet le cri a plus de risque que les autres d’attirer le prédateur vers lui. Il a donc une moindre probabilité de survie par rapport à un singe égoïste qui s’enfuit à la vue du danger sans avertir ses proches.

Cela signifie qu’en bonne logique, l’évolution aurait dû favoriser l’égoïsme et éliminer progressivement l’altruisme. Or, ce dernier est fort répandu chez les espèces sociales. Il y a là un mystère que la science mettra plus d’un siècle à résoudre de façon satisfaisante.


La sélection de groupe

La première hypothèse est connue sous le nom de sélection de groupe : l’évolution n’agirait pas seulement au niveau de l’individu, en compétition pour les partenaires sexuels et les ressources, mais aussi au niveau des groupes. Dans cette perspective, ce qui est bénéfique au groupe quoique dommageable à l’individu pourrait être sélectionné comme un avantage adaptatif.

Darwin lui-même était favorable à cette idée. Dans un passage souvent cité de La descendance de l’homme (1871), le naturaliste anglais remarque ainsi : Une tribu incluant de nombreux membres qui, possédant un haut degré de patriotisme, de fidélité, d’obéissance, de courage et de sympathie, seraient toujours prêts à aider les autres et à se sacrifier pour le bien commun, devrait l’emporter sur la plupart des autres tribus […] et cela serait de la sélection naturelle. (...) Les instincts sociaux, qui ont été sans aucun doute acquis par l’homme comme par les animaux inférieurs pour le bien de la communauté, lui a d’abord donné l’envie d’aider ses semblables, de ressentir de la sympathie, et l’a incité à guetter leur approbation ou leur désapprobation”.

Cette hypothèse de la sélection de groupe fut fréquente jusque dans les années 1960. A cette époque, son champion était le naturaliste anglais Vero C. Wynne Edwards. En 1962, il publia une synthèse de ses travaux sur la répartition des animaux en fonction des ressources disponibles sur leur territoire, où la sélection de groupe était défendue comme un mécanisme majeur de l’évolution, notamment des espèces sociales. Ce faisant, le chercheur reprenait un type de raisonnement alors très fréquent dans la littérature évolutionniste, formulé sous forme de propositions comme “ certains animaux tuent leurs petits pour éviter la surpopulation ”, “ certains animaux évitent de se battre à mort pour ne pas mettre en péril la reproduction de l’espèce ”, etc.

Plusieurs objections se sont toutefois élevées contre la théorie de la sélection de groupe à partir des années 1960, ayant pour origine des chercheurs comme William Hamilton, George Williams, John Maynard-Smith ou encore Robert Trivers. Ces objections furent d’abord de nature théorique. La conscience d’appartenir à une espèce (au-delà du groupe d’appartenance immédiat) est le propre de l’homme : il y a quelque anthropocentrisme à projeter sur des animaux sociaux, dont certains ont un système nerveux rudimentaire, notre propre organisation complexe de régulation des ressources et des populations.

Autre objection : l’avantage aux égoïstes. Imaginons une population d’individus altruistes qui, par mutation génétique ou immigration, se peuple de quelques individus égoïstes. Ceux-ci vont profiter d’un avantage immédiat, puisqu’ils recevront tous les bénéfices de l’altruisme sans en supporter aucun coût. Les égoïstes vont donc se répandre dans la population au détriment des altruistes. A terme, la population ne sera plus altruiste, car ce comportement ne s’est pas révélé évolutivement stable. Un autre argument concerne la durée : la vie d’un groupe, a fortiori d’une espèce, est toujours plus longue que celle d’un individu. La modification progressive du groupe est donc plus longue aussi. Cela signifie qu’un avantage adaptatif a toujours plus de probabilité d’être sélectionné à l’échelle de la vie individuelle qu’à celle du groupe.

Des études de terrain ont également contribué au reflux de l’hypothèse de sélection de groupe. Dès 1964, C. Perrins a étudié le comportement reproductif du martinet (Apus apus). Les femelles ont en général une couvaison limitée à trois œufs. Selon la sélection de groupe, ce malthusianisme aurait pour finalité de préserver l’équilibre des ressources environnantes. Pour tester cela, Perrins a ajouté pendant quatre ans un quatrième œuf dans certains nids. Or, il a constaté que ces générations plus nombreuses avaient une moindre probabilité de survivre jusqu’à l’âge adulte que les couvaisons de trois œufs. La raison en est simple : quatre oisillons sont moins bien nourris que trois et ont un risque supérieur de mortalité dans la période cruciale où ils ne dépendent plus de leurs parents. La limitation à trois œufs n’est pas un mécanisme collectif de préservation des ressources, mais un avantage individuel pour les couples qui reproduisent plus de descendants que les autres.

Quelques années plus tard (1971), S.B. Hrdy a étudié l’infanticide chez les entelles (Presbytis entellus), une espèce de singe. On sait que l’infanticide est courant chez les primates et les lions. Ce comportement était interprété comme une forme de limitation des naissances pour préserver l’équilibre du groupe dans son milieu. En réalité, il s’agit d’une forme extrême de sélection individuelle. Les mâles tuent les enfants d’une femelle pour que celle-ci retrouve son ovulation (bloquée par l’allaitement). Le meurtre est suivi d’une copulation qui permet au mâle de répandre ses gènes dans la future descendance au détriment d’un compétiteur. Les femelles entelles disposent d’ailleurs de plusieurs stratégies (elles aussi individuelles) pour parer ce comportement agressif.


Hamilton et la sélection de parentèle

Peu connu en France, William Hamilton (1936-2000) est pourtant l’un des auteurs les plus cités dans la littérature évolutionniste du dernier quart du XXe siècle. La célébrité de William Hamilton est née d’un article publié en 1964 dans le Journal of Theoretical Biology et intitulé “The General Evolution of Social Behavior”. Il y apporta une solution simple au vieux problème l’altruisme. L’explication réside dans l’aptitude darwinienne globale (inclusive fitness) des gènes, à la base de la notion de sélection de parentèle (kin selection) : dans chaque espèce, les individus privilégient les comportements de coopération avec leurs parents génétiques les plus proches car en se dévouant ainsi, ils favorisent la propagation de leurs propres gènes. Cette hypothèse avait déjà été suggérée en 1932 par le grand généticien J.B.S. Haldane, mais celui-ci ne l’avait ni formalisé ni démontré.

Pour appuyer ses recherches, Hamilton s’est d’abord intéressé au modèle classique de la coopération animale : les sociétés d’hyménoptères (abeilles, fourmis, guêpes). Ces insectes présentent une particularité génétique : issus d’ovocytes non fécondés, les mâles sont haploïdes (il ne porte que la moitié des chromosomes de l’espèce, soit n) alors que les femelles sont diploïdes (fécondation sexuelle classique et jeu complet de chromosomes, soit 2n). Les femelles partagent donc un lot du père et de la mère, alors que les mâles n’ont qu’un lot de la mère. Il en résulte que les sœurs sont plus apparentées entre elles que les frères. Or, on observe un comportement plus altruiste chez les femelles entre elles que chez les femelles envers les mâles.

En généralisant à partir de ce cas particulier, la règle génétique de l’altruisme, connue sous le nom de loi de Hamilton, est formalisée mathématiquement par l’équation suivante : B [r1] > C [r2], où B indique les bénéfices du comportement altruiste, C leur coût, r1 la corrélation génétique entre l’altruiste et le bénéficiaire de son comportement, r2 la corrélation génétique entre l’altruiste et sa propre descendance directe actuelle (r1 et r2 sont donc des variables statistiques mesurant la probabilité de la présence chez deux individus d’un allèle identique provenant d’une ascendance commune). Cette règle peut aussi s’écrire de la manière suivante : c < c =" coût" b =" bénéfice" r =" coefficent"> 100, l’acte altruiste aura été coûteux pour l’individu mais bénéfique pour ses gènes. Il pourra donc être sélectionné par l’évolution (c’est-à-dire : les gènes impliqués dans l’altruisme se répartiront en plus grande fréquence dans la génération suivante). A contrario de cet exemple, il faut noter que la parenté (corrélation génétique) n’est pas nécessairement très proche pour que l’altruisme soit sélectionné, contrairement à ce qu’ont pensé certains interprètes hâtifs de William Hamilton. Il suffit que les individus possèdent des gènes en commun : le caractère adaptatif dépend alors du coût de l’altruisme. Si ce coût est très faible (acte ayant peu de chance d’entraîner la mort, la blessure, une perte importante de ressources), une parenté très lointaine suffit.

A partir des travaux de Hamilton, le gène est devenu le principal niveau d’interprétation des adaptations dans l’évolution. Richard Dawkins a rendu ces hypothèses célèbres en publiant en 1976 son best-seller international, Le gène égoïste. Comme le résume bien la formule de ce titre, un comportement altruiste au niveau de l’individu peut recevoir une explication égoïste au niveau du gène. Non pas que le gène soit doté de la moindre conscience, bien sûr. Mais il constitue l’unité héréditaire variant à travers les générations : l’évolution agit avant tout sur le génotype, c’est-à-dire sur les bases génétiques des traits, aptitudes et comportements exprimés par le phénotype (l’individu).

La sélection de parentèle n’a pas été observée que les sociétés d’abeilles ou de fourmis. Elle a par exemple été retrouvée chez les gallinules de Tasmanie (Tribonyx mortierii). Cette poule présente la particularité d’être souvent bigame : la femelle s’accouple à deux mâles et le trio élève sa couvaison. Il existe en général un mâle dominant et un mâle dominé, le premier ayant une plus forte probabilité d’être le père. Quel est alors l’avantage du second, qui risque de nourrir et protéger une progéniture étrangère ? Les études de terrain ont montré que la bigamie est corrélée à la parenté génétique des deux mâles. L’élevage en commun est pour eux une garantie de reproduction de gènes en commun. Une autre étude, menée sur les écureuils à terrier (Spermophilus beldingi) aboutit aux mêmes conclusions. Chez ce rongeur américain, les mâles quittent le terrier après l’hibernation et laissent aux femelles le soin d’éduquer et de nourrir les jeunes. Non seulement les femelles apparentés n’entrent jamais en compétition pour l’occupation de territoires, mais la fréquence de leurs cris d’alarme contre les prédateurs est proportionnée à la proximité génétique de leurs voisins immédiats.

Notons enfin que la sélection de parentèle (kin selection) exige la reconnaissance de parentèle (kin recognition). Mais un animal peut-il ainsi mesurer la proximité génétique d’un voisin ? Le phénomène a été très tôt mis en évidence chez les insectes. L’abeille Lasioglossum zephyrum, mise en présence d’autres abeilles présentant un gradient de 14 coefficients de parenté (r) maximum (0,75) à minimum (0) modifie son comportement en conséquence. La reconnaissance est ici chimique et implique une hormone, l’octopamine, mise en évidence chez l’abeille commune (Apis mellifera). Un autre mécanisme, répandu chez les oiseaux, est la reconnaissance spatiale : l’oisillon dans ou près du nid après l’éclosion sera reconnu comme parent, mais pas si il s’en éloigne trop tôt. Le mécanisme le plus répandu est enfin la reconnaissance phénotypique. Celle-ci procède de trois manières : identification par association (les individus les plus rencontrés au cours du développement sont considérés comme parents, ce qui est généralement le cas), par analyse des signaux phénotypiques (odeur notamment, qui explique qu’un rat reconnaît son frère lors d’un combat même s’il a été séparé de lui à la naissance) et par reconnaissance allélique directe (gènes ou groupes de gènes dont l’expression dans le phénotype est caractéristique).


Trivers et l’altruisme réciproque

Tous les cas d’altruisme ne s’expliquent cependant pas par la sélection de parentèle découverte par Hamilton. Les naturalistes ont ainsi observé de nombreux actes altruistes concernant des individus non apparentés, dont le bénéficie semble nul en termes génétiques. On se retrouve face au dilemme classique de la théorie de l’évolution : comment expliquer le maintien d’un comportement qui ne procure aucun avantage adaptatif à son acteur et a même toute probabilité de diminuer son potentiel de survie et de reproduction ?

Une solution a été proposée en 1971 par Robert Trivers dans un papier devenu classique, “The Evolution of Reciprocical Altruism”, paru dans The Quarterly Review of Biology. Son concept central est celui d’altruisme réciproque. Le papier de Trivers commence par un exemple imaginaire, mais très évocateur. Prenons un homme qui plonge à l’eau pour sauver un autre qui se noie et qui lui est inconnu. Il s’agit d’un cas d’altruisme non fondé sur la parenté. Posons que l’individu qui se noie a une chance sur deux de mourir, alors que son sauveteur n’a qu’une chance sur vingt. Le baigneur imprudent se noie toujours quand son sauveteur se noie, et il survit toujours quand son sauveteur survit. S’il s’agit d’un acte isolé, le sauveteur n’a guère intérêt à aider le baigneur. Mais si l’acte se répète en sens inverse, et si le baigneur sauve à son tour celui qui lui a épargné la noyade, les deux individus sont gagnants : ils ont en quelque sorte échangé une probabilité de mourir de 50% (une chance sur deux pour le baigneur) contre une autre de 5% seulement (une chance sur vingt pour le sauveteur). Posons maintenant que ces deux individus ne sont pas isolés, mais appartiennent à une population également soumise au risque de noyade. Il est clair que les individus pratiquant l’altruisme réciproque, même à distance dans le temps, ont plus de chance de survivre et de se reproduire que les individus égoïstes laissant les autres se noyer et courant le même risque.

Ce cas de figure pose cependant un problème, celui des “trompeurs” ou “tricheurs” (cheaters), c’est-à-dire des individus égoïstes. Ils bénéficient de l’altruisme des autres, mais s’abstiennent de l’acte réciproque quand leur tour est venu. Au sein d’une population, de tels égoïstes vont avoir tendance à proliférer au détriment des altruistes. L’altruisme réciproque n’est donc possible qu’à certaines conditions, selon des variations de paramètres biologiques énumérées par Trivers : durée de vie (plus la durée de vie est longue, plus les situations appelant l’altruisme sont nombreuses), taux de dispersion (moins le taux de dispersion est élevé, plus les individus ont la probabilité d’interagir entre eux et d’identifier leurs comportements réciproques), degré de dépendance mutuelle (plus les individus sont confrontés à des dangers communs, plus il est probable que leur altruisme soit développé), soins parentaux (ce cas particulier de dépendance mutuelle favorise l’altruisme parents-enfants, et peut s’étendre au-delà de la parentèle au premier degré), dominance et hiérarchie (plus les relations sont asymétriques entre les individus d’un groupe, moins il est probable de voir émerger de l’altruisme réciproque).

Plusieurs exemples d’altruisme réciproque ont été analysés par les chercheurs de terrain. L’un des plus connus est celui d’une chauve-souris américaine, le vampire d’Azara (Desmodus rotundus). Les femelles vivent avec leurs petits, les mâles se dispersent. Cette chauve-souris a la particularité de ne pouvoir vivre plus de deux jours sans absorber le sang des ânes et des chevaux, qui constitue leur nourriture. Or, l’étude de plusieurs colonies a montré de nombreux cas d’altruisme réciproque entre vampires : les donneurs de sang perdent environ 5-6% d’autonomie, alors que les receveurs en gagne jusqu’à 30%. De tels échanges sont plus fréquents entre individus vivant dans la même colonie et ayant des interactions fréquentes, quoique non apparentés.

Un autre cas d’altruisme réciproque concerne les mœurs sexuelles très particulières du babouin olive (Papio anubis). Lorsqu’une femelle en période fertile (œstrus) accompagné d’un mâle croise la route de deux autres mâles, l’un d’entre eux écarte le prétendant pendant que l’autre copule avec la femelle. Lorsque l’acte est achevé, les rôles s’inversent : le mâle qui copulait continue d’écarter le prétendant pendant que son compère copule à son tour. Les deux mâles coopèrent donc réciproquement pour évincer un concurrent de la compétition sexuelle.
Dès son article de 1971, Robert Trivers souligne que l’altruisme réciproque est une situation très courante chez l’espèce humaine : secours en cas de danger (accident, prédation, agression), partage de la nourriture, des outils et des connaissances, aide aux malades, aux très jeunes et aux très vieux.

Chez l’être humain, l’altruisme réciproque prend certaines caractéristiques particulières liées notamment au développement de la conscience et du langage. L’altruisme y est d’abord instable, car chaque individu peut évaluer les probabilités d’une réciproque et décider de tromper (de se comporter en égoïste tout en bénéficiant de l’altruisme). La capacité à apprécier (ou détester), donc à plaire ou à déplaire, est une condition émotionnelle pour la formation de lien durable qui excède les relations familiales, comme l’amitié. Toute une gamme de sentiments universels comme l’indignation, la honte, la culpabilité, la faute, la réparation semble par ailleurs avoir évolué pour favoriser la réciprocité des altruistes au détriment de la tromperie des égoïstes.

En 1987, Richard D. Alexander a lancé une hypothèse complémentaire connue sous le nom de “réciprocité indirecte”. Ce mécanisme explique le comportement coopératif dans les grandes sociétés où la sélection de parentèle et l’altruisme réciproque ne fonctionnent pas toujours. Il s’agit d’une relation ternaire : un individu A se montre altruiste envers un individu B (non apparenté) et bénéficie par la suite de l’altruisme d’un individu C (non apparenté). Pour quelle raison ? Pour un individu appartenant à une espèce sociale et morale comme la nôtre, le fait de manifester un comportement altruiste peut apporter des bénéfices à long terme. La réputation de cet individu sera bonne, de sorte qu’il établira plus facilement des relations de confiance avec les autres. Cela peut expliquer le phénomène de bienveillance universelle (altruisme indiscriminé pour le genre humain).


Axelrod, Hamilton et la théorie des jeux

L’altruisme réciproque a connu au début des années 1980 un raffinement théorique dans le cadre de la théorie des jeux, plus particulièrement du célèbre dilemme du prisonnier. Ce dernier s’énonce ainsi : deux individus X et Y ont le choix entre coopérer (comportement altruiste) ou ne pas coopérer (comportement égoïste), sans qu’aucun ne sache à l’avance l’attitude que choisira l’autre. On attribue des gains et des pertes à chaque cas de figure : une double coopération apporte 3 points à chaque individu, une double non-coopération 1 point. Si un individu coopère et l’autre non, l’altruiste ne gagne rien tandis que l’égoïste en tire un profit maximal de 5 points.

Le dilemme du prisonnier a été appliqué par William Hamilton et surtout Robert Axelrod à l’altruisme réciproque. En effet, ce dilemme mime une situation évolutive où une population est composée d’individus altruistes et égoïstes, chacun ayant une information limitée sur ce que font ou feront les autres. La question est de savoir si une telle population évoluera vers l’altruisme ou vers l’égoïsme – et, de manière plus générale, vers une stratégie évolutive stable (SES) comme l’a appelé John Maynard Smith, c’est-à-dire une situation adaptative à l’équilibre où le comportement des acteurs est optimal et résiste à d’autres stratégies possibles.

Si l’on part du principe que les deux individus confrontés au dilemme du prisonnier ne se rencontrent qu’une fois, la solution est très simple : la défection est la meilleur stratégie. Elle maximise le gain et limite la perte. Mais dans la nature, il est bien rare que les individus d’une même population se rencontrent une seule fois. Pour approcher d’un modèle réaliste, Axelrod et Hamilton ont ajouté deux conditions : d’une part, les deux individus ont une probabilité p de se rencontrer à nouveau dans le futur ; d’autre part, le jeu devient itératif (répété plusieurs fois) et les gains de chaque partie se mesurent en nombre de descendants (partant du principe qu’un joueur altruiste a des descendants altruistes, un joueur égoïste des descendants égoïstes).
Pour résoudre cette forme plus complexe du dilemme du prisonnier, un concours informatique a été lancé. Au cours de véritables tournois, plusieurs dizaines de solutions ont été proposées et testées sur 200 interactions successives. La meilleure solution a été trouvée par le mathématicien d’origine russe Anatol Rapoport : très simple, elle est appelée tit-for-tat (ou donnant-donnant). Le gagnant du dilemme du prisonnier est celui qui commence par l’altruisme et qui aligne ensuite ses réponse sur celle de l’autre individu : à un choix altruiste, il continue sur l’altruisme ; à un choix égoïste, il répond par l’égoïsme. L’altruisme réciproque avec punition de la défection s’est donc révélé la stratégie la plus stable du point de vue évolutif.

Au-delà du dilemme du prisonnier, la théorie des jeux a été abondamment appliquée depuis les années 1980 pour modéliser les diverses variantes de l'altruisme réciproque et de l'altruisme indirect, ainsi que leur développement dans l'évolution humaine en fonction de différentes hypothèses (sur la démographie, les ressources, le pressions environnementales, etc.).


Le retour de la sélection de groupe

Les hypothèses explicatives de l’altruisme formulées par Hamilton, Trivers et Axelrod ont rapidement conquis les analyses évolutives, théoriques ou empiriques. Elles constituent aujourd’hui encore un paradigme dominant de la recherche biologique sur les origines de la socialité dans le monde animal. Richard Dawkins les a popularisées sous une forme simplifiée : les gènes sont les réplicateurs dont les individus ne sont que les véhicules. L’évolution agit au niveau des seuls réplicateurs et elle “invente” sans cesse de nouveaux moyens d’améliorer cette réplication, comme l’altruisme, la coopération et la vie sociale qui en résulte.

Mais les années 1990 et 2000 ont également connu un retour de la théorie de sélection de groupe, sous l’influence d’auteurs comme Robert Boyd, Peter J. Richerson, Elliott Sober et David Sloan Wilson. Ceux-ci font remarquer que l’individu n’est pas seulement un véhicule, mais aussi un “interacteur” : la réplication des gènes est en partie conditionnée par les interactions de l’individu avec son environnement social et naturel. D’où une sélection à niveau multiple (multilevel selection) qui inclut aussi le groupe. Une adaptation au niveau x suppose que la sélection naturelle s’exerce aussi au niveau x. Comment une sélection de groupe pourrait-elle l’emporter sur la sélection individuelle ? Lorsqu’un processus sélectif au niveau du groupe exerce une pression plus forte qu’un processus sélectif au niveau de l’individu.

Pour le concevoir, prenons un exemple simple. Dans une bande d’oiseaux, les individus émettent un signal d’alarme lorsqu’ils repèrent un prédateur. Si l’on part de la sélection individuelle, il semble que l’individu le plus altruiste donnant l’alarme est aussi celui qui a la plus grande probabilité d’être repéré et atteint par le prédateur. Mais imaginons que plusieurs bandes d’oiseaux se partagent un même territoire face au même prédateur. Dès lors, la bande qui aura été avertie le plus tôt par des individus altruistes sera aussi celle qui pourra s’échapper le plus vite, comparativement à des groupes composés d’individus égoïstes. Nous avons ici un cas de sélection à deux niveaux : les individus au sein d’une bande, les bandes au sein d’une métapopulation. Au premier niveau, la sélection naturelle semble favoriser ceux qui ne lancent aucun signal d’alarme et évitent ainsi d’être repérés. Au second niveau, elle semble favoriser les groupes composés d’individus émettant des alarmes par rapport à ceux qui n’en émettent pas. Il faut alors tester la fitness relative de chaque stratégie. L’hypothèse de la sélection de groupe suppose de bien identifier les unités réelles de sélection dans le monde vivant, c’est-à-dire les interacteurs. Il se peut par exemple que le signal d’alarme soit entendu par toutes les bandes d’oiseaux présentes, par une seule bande ou par un nombre limité d’individus autour de celui qui lance l’avertissement.

L’hypothèse de la sélection de groupe a-t-elle été vérifiée expérimentalement ? Oui, même si les cas restent quantitativement limités par rapport à la sélection individuelle. Un exemple classique est celui du sexe-ratio. George Williams (1966), à la suite de Ronald Fisher (1930), a montré qu’un sex-ratio à peu près égal à 1 (autant de femelles que de mâles) est un argument en faveur de la sélection individuelle. Dans une espèce sexuée, un mâle peut généralement féconder un grand nombre de femelles. Si la sélection existait au niveau du groupe, elle devrait favoriser un sexe-ratio déséquilibré en faveur des femelles (le groupe se répliquant le mieux étant celui qui a beaucoup de femelles et quelques mâles). Or, Williams constataient que le sexe-ratio des espèces s’établit souvent autour de 1. Souvent… mais pas toujours. Comme le prédit la sélection de groupe, certaines espèces ont un sexe-ratio déséquilibré en faveur des femelles.

Un autre exemple célèbre est celui des transitions du vivant. Comme l’a notamment montré Lynn Margulis, les organismes eucaryotes (des bactéries à l’homme) sont nés de la coopération de plusieurs génomes, notamment celui des mitochondries et du noyau. Dans une logique de sélection individuelle, les bactéries procaryotes de la vie primitive auraient pu rester concurrentes et dissociées. Il se trouve que leur association symbiotique s’est révélée plus payante.

Mais c’est sans doute pour l’espèce humaine et son évolution que la sélection de groupe apportera les plus riches enseignements à l’avenir. L’homme se distingue notamment des autres animaux par de multiples “inventions” permettant de différencier les groupes : la symbolique, le langage, la religion, la morale. Ces comportements structurent la socialité humaine, mais ils favorisent aussi la différenciation des groupes au sein de l’espèce. Les cas de co-évolution des gènes et de la culture sont nombreux. Les travaux de Luca et Francesco Cavalli-Sforza en apportent un exemple. Ces chercheurs italiens ont comparé les grandes familles linguistiques et les divisions génétiques de l’humanité. Or, ils ont obtenu deux arbres généalogiques très proches. Il est évident que les Basques ne possèdent pas le gène de la langue basque ni les Bantous celui de la langue bantoue. Le raisonnement doit être inversé : ce sont les divisions de l’humanité en langues différentes qui ont provoqué une lente différenciation génétique, en favorisant l’endogamie. Tout au long de l’évolution humaine, on s’est uni plus facilement entre locuteurs d’une même langue qu’entre locuteurs de langues étrangères. Cela reste vrai aujourd’hui. Au-delà des langues, la somme impressionnante de pratiques développées dans le cadre des groupes et ayant pour effet de renforcer l'identité/la cohésion de ces groupes indique à l'observateur un trait particulier de la socialité humaine. Si l’altruisme est certainement né de la sélection de parentèle, les groupes qu’il a produit dans l’évolution ont ainsi pu acquérir des propriétés nouvelles. La coopération humaine, par exemple, est en général plus forte chez les apparentés, mais elle ne s’y limite pas. Des systèmes de croyances comme les religions ou les idéologies peuvent ainsi regrouper des individus sans appartenance récente commune et leur procurer, dans certaines conditions historiques, des avantages adaptatifs sur d’autres individus.


L'altruisme, le groupe... et le conflit

Certains auteurs, comme récemment D.S. Wilson et E.O. Wilson, proposent donc que la sélection de groupe au sein de l’espèce humaine représente l’une des transitions majeures du vivant, liée à l’émergence de la conscience et du langage. Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour l’humanité. Comme on l’a vu, la sélection de groupe ne l’emporte sur les autres formes de sélection que dans certaines circonstances adaptatives favorables. Parmi celles-ci, le principal candidat dans l’évolution humaine est le conflit entre groupes : si les groupes humains ont co-existé pacifiquement, le fait d’être altruiste au sein de son groupe n’apporte que peu d’avantages pour l’individu ; si la compétition et la guerre (pour le territoire, les ressources, les partenaires sexuels) a été l’état le plus courant, alors les groupes les plus soudés bénéficiaient d’un avantage sur les autres, et donc les individus de ces groupes. Comme nous l'avions signalé ici, plusieurs travaux récents ont modélisé l'émergence de l'altruisme au cours de l'évolution humaine dans le cadre d'une exacerbation des identités collectives à forte potentialité conflictuelle.

Bien sûr, que l’altruisme soit né dans un tel cadre conflictuel n’implique pas qu’il est condamné à produire des groupes conflictuels. Mais l’histoire récente de l’humanité ne plaide pas pour une évolution très notable. Les XVIIe-XIXe siècles ont connu l’âge d’or des guerres nationales et coloniales. Le XXe siècle a vu de grandes guerres idéologiques (démocraties libérales, nazisme, communisme) et le début du XXIe siècle semble encore lourd de conflits religieux. Quant au monde économique capitaliste, caractéristique de la Modernité, il est bien sûr devenu le lieu principal où se déversent les pulsions compétitives et agressives des individus, notamment à travers des groupes en conflit (entreprises, nations). On remarquera que toutes ces actions humaines s’articulent autour de la distinction entre eux et nous, les membres et les non-membres du groupe (Français contre Allemands, capitalistes contre communistes, aryens contre non-aryens, fidèles contre infidèles, entreprise contre concurrents, etc.).

Les hommes continuent donc de se différencier par leurs identités héritées ou choisies, le développement des grands médias (de l’imprimerie à l’Internet) a accompagné et parfois intensifié le phénomène. On pourrait se dire que l’homme tend vers la perception de son espèce comme un groupe unique, mais cette vision est assez peu réaliste pour le moment : seule une minorité d’humains développent cette perception et ils n’ont aucune raison particulière d’y trouver un avantage sélectif. De surcroît, bon nombre des visions unitaires de l’humanité sont pour l’instant instrumentalisées dans la logique des conflits de groupe (par exemple, le droit d’ingérence et les guerres humanitaires de certaines puissances occidentales), ce qui ne contribue guère à leur crédibilité. Et même si l’homme se perçoit comme espèce biologique partageant un destin commun sur une même Terre, rien n’empêche a priori le développement de visions différentes (donc conflictuelles) de ce destin commun. Selon toute probabilité, la sélection de groupe a de beaux jours devant elle.


Références :
Alexander Richard D. (1987), The Biology of Moral Systems, New York, Aldine de Gruyter.
Axelrod Robert, Hamilton, William D, (1981), The evolution of cooperation, Science, 211,1390-96.
Axelrod R. (1984), The evolution of cooperation, New York, Basic Books.
Bernhard H., U. Fischbacher, E. Fehr (2006), Parochial altruism in humans, Nature, 442, 912-915.
Boyd Robert, Peter J. Richerson (1985), Culture and the Evolutionary Process, Chicago, Chicago University Press.
Choi J.K., S. Bowles (2007), The coevolution of parochial altruism and war, Science. 318, 636 – 640.
Eibl-Eibesfeldt I., F. Kemp Salter (ed.) (1998), Indoctrinability, Ideology, and Warfare: Evolutionary Perspectives, Berghahn Books, New York.
Hamilton William D. (1996), Narrow Roads of Gene Lands. Vol. 1 : The Evolution of Social Behavior, New York, Freeman et McMillan Press.
Hamilton William D. (2001), Narrow Roads of Gene Lands. Vol. 2 : The Evolution of Sex, Oxford, Oxford University Press.
Sober Elliott, David Sloan Wilson (1994), Unto Others : The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Cambridge, Cambridge University Press.
Trivers Robert (2002), Natural Selection and Social Theory, Oxford, Oxford University Press.
Wilson D. S. (2002), Darwin's Cathedral: Evolution, Religion and the Nature of Society, Chicago, University of Chicago Press
Wilson, D. S., Edward O. Wilson (2007), Rethinking the theoretical foundation of sociobiology, Quarterly Review of Biology, 82 (4), 327-48.
Wynne-Edwards V.C. (1962), Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour, Edinburgh, Oliver and Boyd.

(Ce texte est une version modifiée et mise à jour d'un article paru dans la revue Dossier BioSciences, 10, 2004).

25.5.08

ACTA ou l'Internet sous régime policier

Un complément de notre analyse récente des manœuvres liberticides de l’industrie culturelle auprès de la Commission européenne : Wikileaks a révélé hier l’existence d’un groupe de travail international mettant actuellement au point un traité multilatéral baptisé « Anti-Counterfeiting Trade Agreement » (ACTA), dont le site publie la version provisoire. Le texte devrait être finalisé d’ici le prochain sommet du G-8, en juillet 2008. La lutte contre le piratage et pour le respect de la propriété intellectuelle y légitime implicitement la nécessité d’un régime international de surveillance des échanges sur la toile.

On se demande parfois si, dans quelques années ou décennies, l'Internet ne sera pas devenu un immense cas d'école sur l'incapacité définitive de l'humain à tolérer un régime de liberté pour lui-même. Quand ce ne sont pas les marchands de merde culturelle qui défendent leurs marges ou les bureaucrates d'Etat qui protègent leur pré-carré, ce sont les chasseurs de nazis, les bouffeurs de pédophiles, les protecteurs d'anorexiques, les sauveurs de suicidaires, les défenseurs de l'enfance en péril, les débusqueurs de terroriste potentiel — en bref, l'armée hétéroclite, fanatique et psychorigide des bien-intentionnés — qui militent pour en finir avec l'intolérable tolérance du réseau mondial. Et comme d'habitude, toutes ces petites meutes tirent leur force de l'impuissance ou de l'indifférence de l'individu isolé dont elles rognent peu à peu les espaces de liberté.

Dernière visite au zoo

« Toute forme d’absolu relève de la pathologie », écrivait Nietzsche. Notre dernière maladie, notre ultime absolu ? L’Homme. Ce dernier homme universel, raisonnable et compatissant, ce raboté de toutes les expériences passées, ce revenu de tout ne rêvant à rien, gérant sa vie comme sa Terre et son espèce en bon père de famille nombreuse, on nous le vend sur tous les tons comme notre horizon indépassable. Dans cette cage mentale, quelques fauves tournent et retournent au bord des grilles, ils mangeront leurs gardiens à la première faute d’inattention, ils rejoindront quelques contrées sauvages aux marges de la domestication universelle.

Espèces en voie d'apparition


Notre époque déprimée et déprimante parle beaucoup des espèces menacées ou disparues. Pour changer, l’Institut international pour l’exploration des espèces (Université d’Arizona, Etats-Unis) publie chaque année le Top 10 des espèces nouvellement identifiées. Voici le très joli Desmoxytes purpurosea, un diplodode (communément appelé les « mille-pattes ») découvert en Thaïlande par Enghoff et al.

Référence :
Enghoff H., C. Sutcharit, S. Panha (2007), The shocking pink dragon millipede, Desmoxytes purpurosea, a colourful new species from Thailand (Diplopoda: Polydesmida: Paradoxosomatidae), Zootaxa, 1563, 31-36.

24.5.08

La théorie de la justice au scanner

Les dilemmes moraux passionnent les philosophes de longue date, mais ils intéressent aussi désormais les chercheurs. Deux grandes traditions occidentales de pensée s’affrontent sur la meilleure manière de distribuer des biens entre individus : les utilitaristes (de Mill à Harsanyi) tendent à privilégier l’efficacité, les déontologistes (de Kant à Rawls) l’équité. Prenons un exemple pour comprendre l’enjeu : vous avez 100 kg de nourriture à distribuer dans une région souffrant de famine, mais le fait de la distribuer à tout le monde vous fera perdre 20 kg en raison de la péremption d’une partie du stock. Si vous ne le distribuez qu’à la moitié de la population, la perte sera réduite à 5 kg. Le choix de l’efficacité consiste à maximiser la somme totale de nourriture distribuée, quitte à ne pas satisfaire chaque individu. Le choix de l’équité consiste à assurer une distribution universelle, quitte à sacrifier une part de ce qui est distribué.

Ming Hsu, Cédric Anen et Steven R. Quartz ont réalisé une expérience permettant de voir ce qui se passe dans le cerveau des individus confrontés à ce genre de dilemme. Ils ont donc conçu un jeu auquel se sont prêtés 26 participants (9 hommes, 17 femmes, âge moyen 39,2 ans). Le jeu consistait en une simulation réaliste de distribution de repas dans une région pauvre d’Afrique. Il était paramétré de telle sorte que les solutions fassent varier soit l’efficience, soit l’équité, cela de manière quantitativement mesurable entre chaque option. Pendant que les joueurs faisaient leur choix, leur cerveau était observé en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf).

Quels sont les résultats ? D’abord, les joueurs ont privilégié l’équité sur l’efficacité. Ensuite, les régions cérébrales de chaque évaluation sont différentes : la sensibilité à l’efficacité active le putamen, la sensibilité à l’équité (plutôt à l’inéquité) l’insula, la confrontation et l’intégration de ces deux critères se fait dans les régions caudée, septale et subgenuale ; le principal critère de variation chez les joueurs est la sensibilité à l’équité / inéquité (le choix final est une fonction monotone de l’activation de l’insula, et non du putamen).

Kant et Rawls ont-ils enfin terrassé leurs adversaires ? Ces observations semblent s’accorder avec les vues des déontologistes, à ceci près que l’insula est une région impliquée dans le traitement émotif et non rationnel des situations. Or, la tradition de pensée déontologiste a eu tendance à nier le fondement sensible et émotif de nos choix moraux (défendu par des auteurs comme Hume ou Smith), placé selon elle sous l’angle de la rationalité. Il ne semble pas que ce soit le cas dans l’expérience morale commune des individus, qui active bel et bien des zones émotives et non celles dédiées au raisonnement abstrait ou logique. Soit dit en passant, on se doutait un peu que l’idéalisme kantien selon lequel nous réfléchissons en chaque acte à l’universalisation rationnelle de la loi morale était… un idéalisme, justement.

Plusieurs remarques cependant sur cette expérience. D’abord, comme souvent avec la neuro-imagerie et en raison des coûts impliqués par ces techniques, l’échantillon est faible (n=29). Cela interdit d’observer de manière significative les variations dans les choix au sein d’une population, ainsi surtout que leur corrélation à d’autres facteurs (âge, sexe, QI, personnalité, éducation, etc.). Ensuite, l’étude n’est pas transculturelle et les individus de l’échantillon proviennent globalement d’un même milieu (même s’ils sont des niveaux d’étude différents selon les précisions de matériel et méthode fournies par les auteurs). Cela ne permet pas réellement de savoir si ces sujets obéissent à un penchant moral naturel du cerveau humain ou à une certaine inscription culturelle de cette morale dans leur cerveau : la réaction émotive à l’inéquité observée dans l’insula peut être une réaction à l’idée de violer les normes dominantes de leur groupe, pas les normes de la morale « en soi » (ou d’une morale « universelle »).

Référence :
Hsu M. et al. (2008), The right and the good: Distributive justice and neural encoding of equity and efficiency, Science, 320, 1092-1095, doi : 10.1126/science.1153651

Illustration : ibid.

Nos vies privées valent plus que leurs profits

Le Parlement européen s’apprête à discuter en juin prochain du « Paquet Telecom », c’est-à-dire la mise à jour des directives relatives au commerce électronique et à la vie privée. Ce texte est important puisqu’il vise à encadrer l’usage d’Internet. À l’instigation des industries du disque et du film, plusieurs rapporteurs ont proposé des amendements visant à restreindre la vie privée, notamment à permettre l’utilisation de logiciels-espion pour contrôler les usages illicites (le téléchargement est visé). On trouvera ici, ici et ici quelques éléments d’information.

Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD, le lobby de l’industrie culturelle dans cette affaire, affirme : « La protection de la vie privée porte atteinte à d'autres libertés, et le bon équilibre entre les deux n'est pas facile à trouver, encore plus à l'échelon européen. L'Internet n'est pas une jungle [et] il faut à la fois protéger les libertés publiques, et de l'autre côté, mettre fin à ces possibilités incroyables de détournement et des mauvais usages de l'Internet. »

Passons sur l’hypocrisie d’une industrie qui défend ses profits avec de grandes envolées lyriques sur la liberté. Le fond du propos est tout de même inquiétant : le respect de la vie privée des individus est généralement considéré comme le droit ou le bien le plus important dans nos démocraties, ce qui les distingue d’un régime totalitaire où le pouvoir exerce son droit de regard et de contrôle sur chacun. On se demande donc quelle autre liberté fondamentale permet sa restriction. C’est en fait le « droit d’auteur » et la « propriété intellectuelle » qui sont avancés. Deux ou trois choses à ce sujet.

D’abord, d’un simple point de vue arithmétique, si pour protéger une infime minorité (les auteurs), on doit légaliser la surveillance de la totalité des individus, il serait bon de s’interroger sur la proportionnalité des mesures envisagées. Même dans l’hypothèse où l’on considère que deux droits également fondamentaux sont en jeu, la prime devrait revenir aux droits fondamentaux du plus grand nombre. Ensuite, les droits en question sont-ils comparables, c’est-à-dire sont-ils également fondamentaux ? On peut en douter. Le droit de propriété concerne des biens tangibles, matériels : on ne peut jouir, user et abuser simultanément de tels biens, c’est-à-dire que la liberté d’autrui sur ce bien empiète potentiellement sur la mienne. Pour éviter le conflit, on confère donc à un individu (personne physique ou morale) un droit exclusif sur ce bien matériel, celui de la propriété. Mais à l’évidence, les biens immatériels comme les idées, les musiques, les images, etc. n’imposent pas la même logique de contrainte : le fait d’écouter une chanson ne prive pas autrui de l’écouter également, tant que l’on ne vole pas à autrui le support de cette écoute. La propriété intellectuelle semble donc une notion assez contradictoire du point de vue de ce qui légitime l’existence du droit de propriété. Et le brevet (monopole imposé par l’État) ou le droit d’auteur (restriction d’usage stipulée par contrat) ne sont nullement des libertés fondamentales des individus, que l’on peut mettre en équation ou en équivalence avec le respect de la vie privée.

À cela s’ajoutent des problèmes pratiques bien connus. Avec le format numérique, le bien est quasi-indéfiniment et quasi-gratuitement réplicable. Et avec le développement des réseaux, la notion de « cercle privé » s’efface : l’industrie culturelle n’a jamais empêché d’écouter un disque ou de voir un film avec ses amis, dans un cadre privé, pourquoi l’empêcherait-elle si ces amis sont des membres de mon réseau social, qui ont eux-mêmes leur réseau social, etc. Le fond du problème est que l’industrie culturelle refuse de s’adapter à la nouvelle réalité créée par le web. Chris Anderson, patron de Wired et difficilement soupçonnable d'anticapitalisme acharné, l’a annoncé dans une tribune que nous avions commentée ici : l’économie numérique aura pour norme la gratuité, mais cette gratuité n’est pas pour autant incompatible avec la profitabilité des industries culturelles : c’est à elles d’inventer de nouveaux modèles économiques permettant de rétribuer les créateurs. Les directions ne manquent pas : la publicité et le sponsoring, bien sûr ; le contenu gratuit limité, avec accès payant pour des données plus rares ; le produit d’appel gratuit pour diriger vers d’autres biens et services restés payants ; le produit dérivé non numérique payant à partir d’un produit numérique libre ; le produit payant un premier temps (pour ceux qui ne veulent pas attendre), gratuit un peu plus tard ; le bénéfice relationnel indirect de celui qui donne (gains en attention, en réputation, en notoriété), etc.

En choisissant la voie de la répression, de la coercition et du contrôle, l’industrie culturelle fait fausse route : elle n’empêchera pas ce qu’elle prétend contenir ; elle renforcera l’avantage comparatif des créateurs choisissant déjà la voie du gratuit et du partage ; elle se positionnera comme l’adversaire des libertés individuelles, marchant main dans la main avec des États toujours prompts à renier les droits fondamentaux sous n’importe quel prétexte.

L'avenir des neurostimulants

A la demande du gouvernement anglais, l’Académie des sciences médicales a rassemblé un panel d’experts pour produire un rapport sur l’impact actuel et futur des substances psychotropes issues des neurosciences. Un long chapitre fait le point sur les « dopants cognitifs », des médications développées pour cibler des maladies précises (par exemple Alzheimer ou trouble de déficit de l’attention et hyperactivité), mais parfois détournées de leur usage par des sujets sains. 27 substances (compléments ou médicaments) ont été identifiées sur le marché anglais. Le rapport fait aussi le point sur les travaux de recherche en cours concernant les agents glutaminergerique (le glutamate est un excitateur neuronal), anti-GABAergique (le GABA est un inhibiteur), les cannabinoïdes, les agents CREB (une protéine impliquée dans la mémoire).

Référence :
Academy of Medical Sciences (2008), Brain science addiction and drugs, London, 220 p.
Le rapport peut être téléchargé ici.

23.5.08

Trompons-nous les uns les autres

Voici une quinzaine de jours, Le Monde a publié des photographies présentées comme les premières prises de vue au sol de la ville d’Hiroshima peu après le bombardement atomique du 6 août 1945. Ces photographies provenaient de la Hoover Institution de l'Université Stanford, à laquelle elle avait été transmise par un donateur anonyme (à ce jour). L’auteur serait un soldat américain, Robert Capp. Mais il s’est avéré que ces photographies étaient en réalité celles des victimes d’un tremblement de terre de 1923, qui fit 100 000 victimes dans la plaine de Kanto, près de Tokyo.

Cette affaire est abondamment commentée, car elle fait suite à plusieurs « bévues » des médias traditionnels, notamment l’annonce inexacte (prématurée en l’occurrence) de la mort de Pascal Sevran par la radio Europe 1, à l’initiative de Jean-Pierre Elkabbach. Comme d’habitude, bien des voix se plaignent de l’influence délétère de l’Internet, où circulent toutes sortes d’informations non vérifiées et parfois non vérifiables. Les « vrais » médias seraient contaminés par une logique du scoop, du buzz, de l’urgence, du sensationnel. C’est évidemment risible, les mêmes médias ayant passé une bonne part de l’histoire à servir la soupe des pouvoirs en place, démocratiques ou totalitaires, cachant l’existence de l’enfant naturel d’un président de la république, diffusant en boucle les images sélectionnées par le commandement américain lors de la première Guerre du Golfe, reproduisant la ligne de l’idéologie en place ou bien d’idéologies contestataires de ce pouvoir, et ainsi de suite.

L’idée d’une information « transparente » ou « vraie » est de toute façon illusoire à plus d’un titre. La plupart des médias installés dépendent à un degré ou à un autre des pouvoirs publics, des actionnaires ou des annonceurs, ce qui crée un premier biais défavorable à l’objectivité. Les journalistes sont des humains comme les autres, ce qui produit un deuxième biais : leurs cerveaux sont poreux aux opinions, aux passions, aux croyances, aux idéologies, aux conformismes, etc. de sorte qu’ils interprètent le monde en même temps qu’ils le décrivent, en sélectionnant dans la masse immense des informations ce qui leur semble le plus pertinent – pertinence étant ici une autre appellation du préjugé. Les lecteurs, auditeurs, spectateurs ou internautes sont eux aussi des humains comme les autres, et nous voici avec un troisième biais : ils cherchent généralement à croire, pas spécialement à connaître, et il croit volontiers ce qui est faux ou infalsifiable pourvu que cette croyance les conforte. Si l’on cherche une source inépuisable d’informations fausses, pas la peine de s’en prendre aux médias, recommençons la bonne vieille critique des religions auxquelles 80 % des humains adhèrent encore alors même qu’elles se fondent sur une somme impressionnante de propositions fantaisistes concernant la nature des êtres et des choses. Enfin, la somme totale des informations excédera toujours la capacité humaine à les traiter, a fortiori à les vérifier, de sorte que même si l’on fait l’effort d’en certifier une toute petite partie, nous abandonnerons le reste au flot du flou et du bruit.

Le cerveau humain est une machine à (se) tromper et la tromperie occupe en conséquence une place de premier plan dans les rapports humains, toute pratique pouvant être analysée sous l’angle des manipulations et distorsions qui la fondent. Celui qui vous dit : « ah mais moi, j’ai une morale, j’ai une déontologie, j’ai un idéal » a de bonnes chances d’être encore plus trompeur que les autres – et aussi souvent d’être idiot, ce qui n’arrange rien. Telle est ma vérité du jour, mais vous aurez compris qu’elle est aussi bien mon mensonge. Si je puis distiller le doute dans votre esprit, j’aurai fait œuvre modeste de prophylaxie contre le plus terrifiant des virus mentaux frappant l’humanité depuis ses origines, celui de la certitude.

PS : mon petit doigt me dit que le mois de juin apportera une troublante expérience sur ces questions. Ceci pour vous garder en éveil, nous en reparlerons plus longuement…

Les gènes d'un Nobel

James Watson a obtenu avec Francis Crick et Maurice Wilkins le Prix Nobel de physiologie et de médecine pour avoir déchiffré, en 1953, la structure en double hélice de la molécule d’ADN. Cette découverte permit la compréhension de l’écriture, de la lecture et de la semi-réplication de l’ADN, ouvrant ainsi un immense champ de recherche sur les bases génétiques de l’information chez les êtres vivants. Cinquante ans plus tard, James Watson fait à nouveau parler de lui, cette fois comme objet d’étude : une équipe de généticiens et bio-informaticiens vient en effet de publier dans Nature le séquençage complet de son génome.
Les chercheurs ont utilisé le dernier cri de la technologie, à savoir le Genome Sequencer FLX (454 Life Sciences), capable d’analyser 400 000 échantillons d’ADN en parallèle, au lieu des machines à 96 puits ayant assuré le séquençage du génome humain dans les années 1990. Il aura fallu deux mois pour analyser le génome de Watson, et deux mois supplémentaires pour annoter cette séquence brute. Un génome de bactérie peut être analysé en quinze jours. Craig Venter avait déjà publié l’analyse de son propre génome à la fin de l’année 2007, mais il lui avait fallu quatre ans pour cela (en méthode classique d’électrophorèse capillaire), et le coût en était 15 fois plus élevé.

Cette étude est présentée par les chercheurs comme un pilote de la future génomique personnalisée : la possibilité pour chacun de connaître ses gènes. On estime que le coût d’un génotypage individuel complet pourrait se réduire à 1000 dollars au cours de la décennie 2010. Pour la petite histoire, James Watson a refusé de connaître sa propre version du gène codant pour l’apoprotéine E (sur le chromosome 19), connu pour être impliqué dans la susceptibilité à la maladie d’Alzheimer. Sa grand-mère avait souffert de ce trouble, et le Prix Nobel, âgé de 80 ans, n’a pas eu envie de savoir ce que la loterie génétique lui avait réservé. Inversement, il a espéré que son génome permettrait d’en savoir plus sur les bases de la schizophrénie, pathologie dont un de ses enfants est atteint.

Référence :
Wheeler D.A. et al. (2008), The complete genome of an individual by massively parallel DNA sequencing, Nature, 452, 872-876, doi:10.1038/nature06884.

Le génome de James Watson peut être consulté en ligne ici. (L’illustration est extraite de ce site).

Humain, pas si humain

Culture, interprétation de l’état d’esprit d’autrui, fabrique et utilisation d’outil, moralité, émotions, personnalité… ces six traits ont longtemps été considérés comme constitutifs de la différence homme-animal, mais les progrès de la recherche en zoologie, éthologie et écologie ont relativisé cette différence au cours des trente dernières années. Non seulement nous partageons 60 à 98 % de nos gènes avec d’autres espèces de mammifères, mais cela se traduit (logiquement) par le partage de nombreux traits et comportements. Un article intéressant du New Scientist illustre ces divers points.

22.5.08

Qui a peur des hybrides humain-animal?

Dans le cadre de sa révision des lois de bio-éthique appliquées à la reproduction (Human Fertilisation and Embryology Bill), dont nous avons déjà parlé ici, le Parlement anglais vient de rejeter par 336 voix contre 176 un amendement visant à interdire la création d’embryons hybrides humain-animal. Ce qui sera donc autorisé à l’avenir outre-Manche (comme ça l'est déjà aujourd'hui).

De quoi s’agit-il ? Les chercheurs du monde entier travaillent sur les cellules souches embryonnaires humaines (ESh), qui ont la capacité de se différencier en n’importe quel type de cellule spécialisée, c’est-à-dire de donner naissance à des cellules de cœur, de foie, de peau, etc. L’objectif à terme est de régénérer des tissus lésés ou nécrosés. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, nous en savons encore très peu sur ces cellules ESh, notamment la manière dont elles perdent leur totipotence pour se diviser en trois feuillets (ectoderme, endoderme et mésoderme) au stade précoce de l’embryogenèse, puis se spécialiser au sein de ces lignées. Même chez le modèle animal (murin ou primate), les mécanismes d’autorenouvellement et de différenciation sont peu maîtrisés. Mais pour établir des lignées ESh, il faut actuellement avoir recours à des embryons humains dits surnuméraires (abandonnés sans projet parental après une fécondation in vitro) ou, au minimum, à des ovocytes (ovules) féminins. Un embryon hybride permet de recourir à des ovocytes animaux, que l’on vide de leur noyau (contenant l’ADN dit nucléaire) pour le remplacer par un ADN nucléaire humain, éventuellement issu d’une cellule adulte (fibroblaste).

Les opposants, notamment les députés catholiques anglais, ont donc critiqué un projet qui permet d’éviter leur principal grief contre la recherche, à savoir la manipulation directe de l’embryon humain. Quant à la presse populaire, elle a vite ressorti les spectres habituels de la science-fiction : Dr Frankenstein, Dr Moreau, 1984 et Meilleurs des mondes, toutes ces béquilles permettant à l’aile dogmatique du monothéisme ou du monohumanisme de réveiller les peurs des foules sentimentales. N’éduquez pas la raison, flattez les pulsions : cela marche parfois avec les OGM, pourquoi pas avec les embryons et les cellules souches ? C’est oublier que la loi anglaise fixe précisément les conditions de recherche sur les embryons hybrides : ils ne doivent pas dépasser 14 jours de développement, leur réimplantation chez l’animal ou chez la femme est interdite. Nulle part il n’est question de donner naissance à un être hybride.

La peur d’une humanité « jouant à Dieu » en créant des hybrides est particulièrement cocasse. L’hybridation est ainsi la règle dans le domaine animal et végétal depuis le Néolithique : presque qu’aucune des espèces que nous consommons de l’agriculture ou de l’élevage n’est naturelle, toutes sont issues de sélections et croisements artificiels entre des espèces sauvages. Autre exemple : l'insuline que s'injectent plusieurs dizaines de millions de diabétiques dans le monde était jadis extraite d'hormones purifiées de porcs ou de bœufs, elle est aujourd'hui fabriquée par des bactéries (E. coli) dans lesquelles on insère des gènes humains. Cette hybridation partielle ne choque personne.

Chaque débat de bio-éthique permet de diviser un peu plus clairement l’opinion. Dans un camp, ceux qui brandissent toujours les mêmes interdits avec les mêmes arguments, par réflexe (ils n’ont pas envie de comprendre des enjeux scientifiques, ils rejettent en bloc des innovations dont la complexité les dépasse) ou par intérêt (ils servent leur chapelle idéologique ou religieuse, ils vendent de l’information alarmiste sur leurs parts de marché médiatique). Dans l’autre, ceux qui exercent leur raison critique pour examiner au cas par cas les intérêts biomédicaux d’une recherche et sa recevabilité morale. Laquelle, dans la plupart des cas, ne pose aucun problème. Ou ne devrait en poser aucun : Paul Feyerabend défendait jadis le principe de séparation de la science et de l’État, on devrait y réfléchir plus sérieusement en France où l’État se laisse gangrener par des lobbies et des croyances non représentatives de la société dans son ensemble.

20.5.08

Transgenèse, État et idéologie

Dans Le Monde, une position intéressante sur les OGM défendue par l’historien des sciences Jean-Paul Oury : selon lui, la querelle est avant tout de nature idéologique, entre les « naturalistes » défendant une vision conservatrice du vivant et les « progressistes » partisans d’une approche transformatrice. Il suggère que le rôle de l’Etat n’est pas de sacrifier une position à l’autre, mais de permettre leur co-existence. Mutatis mutandis, on soulignera que le problème est le même pour les végétaux et pour l’homme : un Etat ne devrait pas avoir à se prononcer sur la recevabilité morale des conservateurs et des transformateurs de l’animal humain…

« Aussi, il apparaît clairement que ça n'est pas l'appartenance à une famille politique qui définit le fait que l'on soit plutôt pro, ou plutôt anti. En ce sens, la querelle des OGM n'est pas politique, elle est idéologique : elle oppose deux visions du rapport "homme/nature" qui se trouvent également réparties à gauche et à droite : la position qui consiste à se définir comme anti-OGM est une vision conservatrice du vivant.
Elle est, comme nous l'avons démontré par ailleurs, issue d'une philosophie naturaliste qui voit la nature comme un patrimoine à conserver et auquel l'homme resterait soumis. De ce point de vue, toute "manipulation" devient suspecte, alors que les produits qui sont estampillés "naturels" apparaissent, eux, comme étant au-dessus de tout soupçon.
Cette vision refuse la transgenèse végétale parce qu'elle la suspecte de ne pas être un "moyen naturel" de production du vivant. A contrario, l'autre vision, elle, peut être caractérisée de "progressiste" en ce sens qu'elle part du principe que l'homme a depuis toujours modifié le vivant et son environnement et que cette capacité de modification est la condition même de sa survie.
De ce point de vue, les "solutions OGM" se justifient par le fait que ne pas développer cette technologie possible fait courir un risque plus grand à l'humanité : celui de se priver d'un outil indispensable à sa survie. D'un côté, on croit donc que le salut de l'homme passe par sa capacité à sauvegarder un équilibre avec la nature, de l'autre, on considère plutôt que cet équilibre qui n'existe pas de fait est à trouver et, par conséquent : l'homme est libre de "reprogrammer" le vivant en question.
Le problème qui devrait en toute évidence se poser au politique n'est pas alors foncièrement de faire la promotion de l'une de ces visions aux dépens de l'autre, mais bien de trouver les règles qui leur permettent de coexister.
(…)
Encore faut-il pour cela que les politiques aient un véritable courage et une vision claire de ce que doit être une démocratie libérale : un système qui vise à donner le plus de choix possible à tous les citoyens en optimisant les libertés de chacun et non de promouvoir une idéologie ou un modèle de société aux dépens d'un autre, en cédant à la pression d'un groupe qui voudrait, imposer à autrui sa vision du monde et ses valeurs. »

Votre État vous déplaît ? Changez-en !

Vous n’éprouvez pas tellement d’attachement pour votre identité nationale, vous êtes las de votre État, de sa bureaucratie tatillonne ou de son orientation idéologique, vous souhaitez rejoindre une communauté plus proche de votre conception de la vie sociale ou de la chose publique ? Commencez donc votre nouvelle vie dans l’une ou l’autre des milliers de cités-Etats ayant fleuri dans les eaux internationales.

Ce qui ressemble aujourd’hui à un récit de science-fiction pourrait devenir demain une réalité selon les animateurs du Seasteading Institute, une association californienne sans but lucratif. Le mouvement possède déjà son manifeste, dont la version 1.0 peut être consultée en ligne : Seasteading : A Practical Guide to Homesteading the High Seas, écrit par Wayne C. Gramlich (ancien programmeur chez Sun Microsystem), Patri Friedman (ingénieur chez Google, petit-fils de l’économiste Milton Friedman), et Andrew Houser.

Peter Thiel, fondateur du système de paiement en ligne PayPal, vient de faire un don d’un demi-million de dollars à l’association. Et le président du Seasteading Institute, Joe Lonsdale, se retrouve aussi au conseil d’administration de Clarium Capital Management, un fonds spéculatif multmilliardiaire. L’affaire semble donc plus sérieuse que les nombreuses autres tentatives en ce sens, les plus abouties étant généralement des occupations de plateformes pétrolières offshore rachetées en fin de vie. « L’histoire montre que plein de gens délirants ont essayé ce genre de choses, précise lucidement Lonsdale, mais l’idée est de le faire de manière non délirante ».

Concrètement, un Seastead ressemblerait à une île artificielle, avec des appartements privés (sous l’eau) et une vaste plateforme en surface. Elle devrait être autonome énergétiquement. Mais l’essentiel réside bien sûr dans la dimension politique et juridique de l’entreprise, d’inspiration libertarienne. Selon Patri Friedman, « le monde a besoin d’un nouveau modèle de politique où un écosystème varié de fournisseurs offre une diversité d’institutions ayant pour but de servir leurs citoyens. Les eaux internationales, dernière frontière de la Terre, sont l’endroit idéal pour nourrir cette vision d’un monde meilleur. En rendant accessible et sûr le fait de s’établir sur cette frontière, nous donnerons aux gens la liberté de choisir le gouvernement qu’ils veulent au lieu de rester coincés avec le gouvernement qu’ils ont ». Les États continentaux sont prévenus : leurs dernières prérogatives souveraines pourraient bien être mises sur le marché universel de l’offre et de la demande.